Cinezik : LE PEUPLE LOUP (Wolfwalkers) est un film d'animation, situé en Irlande, au temps des superstitions et de la magie. A la fois récit d'émancipation (la jeune Robyn apprend à chasser et à se défendre) et fable écologique (il s'agit de sauver les loups menacés par un méchant guerrier), ce troisième film avec le réalisateur irlandais Tomm Moore après "Brendan et le secret de Kells" (2009) et "Le Chant de la mer" (2014) marque t-il une continuité ?
Bruno Coulais : Oui c'est une sorte de trilogie avec le réalisateur, mais aussi avec le groupe traditionnel irlandais Kila que j'ai découvert sur "Brendan" et avec qui j'ai continué à travailler sur "Le chant de la mer". C'est une sorte de fil rouge, ça m'a beaucoup intéressé et amusé de plonger mes oreilles dans cette musique celte et d'en faire une musique la plus personnelle possible.
Et dans cette unité en trois volets, y a-t-il une spécificité propre à ce nouveau film ?
B.C : C'est un film un peu plus violent, plus heurté, que les deux précédents. C'est un film qui joue sur les contrastes de la ville sombre face à une forêt enchanteresse, ce sont les anglais contre les Irlandais. Il y a toujours ce côté fantastique qui appartient à l'univers de Tomm Moore & Ross Stewart, mais du point de vue de l'animation c'est encore plus abouti que les deux précédents, même si j'ai une grande tendresse pour "Brendan". Je retrouve là encore chez lui cette exigence, on ne prend pas les enfants pour des imbéciles, ce sont des films qui peuvent être autant aimés et appréciés par les adultes que par les enfants.
Il y a l'aspect guerrier, avec dès les premières minutes une scène plutôt sanglante. On rentre dans le film avec effroi. Pour un compositeur qui a toujours souhaité faire la musique d'un film d'horreur, dans un film où il y a la peur du loup, comment cela se traduit ?
B.C : Je n'aime pas trop marquer de façon théâtrale la violence de l'image. C'est plutôt par l'émotion, avec des choses plus fragiles comme la voix d'une jeune fille, ou avec un violon plus élégiaque. J'ai l'impression que si le public est ému, il a encore plus peur. Alors que si un orchestre se déchaîne sur les moments de violence, il y a une sorte de boursouflure et d'effets inutiles. J'aime quand la musique prend d'autres chemins, quand elle distille la peur comme un poison, de façon plus douce. La musique s'infiltre dans la bande-son comme un personnage qui hante le film.
On entend dans cette musique ce métissage entre votre musique et l'aspect irlandais. Dans quelle mesure il y a des compositions du groupe Kila ou une contribution uniquement pour l'instrumentation ?
B.C : Il y a quelques chansons de Kila qui viennent se mêler à la musique du film. On les a regardées ensemble pour qu'il y ait une sorte d'harmonie, que le passage de la musique originale à la chanson soit de la même veine, de la même essence. J'adore travailler avec les musiciens traditionnels, et avec Kila je commence à avoir l'habitude, je les connais parfaitement, je sais ce que je peux leur écrire, j'écris tout quasiment, ou je leur joue, et immédiatement ils le rejouent. Mais avec leur sens rythmique irlandais, et avec des instruments qui leur appartiennent. La musique d'un coup passe de l'autre côté du miroir. Avec eux j'arrive maintenant à entendre quasiment tout ce que va donner le résultat final, même si c'est toujours mieux que ce que j'attendais, car ils sont formidables.
Vous n'êtes pas un compositeur qui pense à sa mélodie et qui ensuite va se préoccuper de la couleur. Vous visualisez d'emblée votre musique en termes d'instrumentation n'est-ce pas ?
B.C : Oui, j'ai besoin d'entendre dans ma tête la musique avec ses réelles couleurs. Mais c'est quand même très lié au thème. J'imagine un thème au bois dans ma tête, et donc je lie les deux. La mélodie vient avec la couleur, et parfois avec des mélanges de timbres, ce qui engendre tous les mystères de l'orchestration. Parfois on imagine des mélanges étranges et ça ne marche pas si bien, ou parfois le contraire, on a une idée audacieuse de mélanges d'instruments hétéroclites, et ça fonctionne. Un nouveau timbre est la résultante de ces mélanges, ce qui apporte une chose très personnelle au film.
Quand on se penche sur votre filmographie, on peut se dire que le cinéma d'animation a toujours été présent, sans forcément l'aborder directement. Il est arrivé relativement tard dans votre parcours, alors que dès "Microcosmos" on peut dire qu'il y a une certaine musique d'animation avec les insectes. Votre univers était déjà là pour l'animation avant même de s'y confronter plus directement. L'animation amène-t-elle vraiment plus de liberté et plus de besoins de musiques pour un compositeur ?
B.C : L'animation s'éloigne souvent du réalisme, on le retrouve avec "Microcosmos", et donc la musique a une part plus importante. Là je suis en train de retrouver Henry Selick sur son nouveau film ("Wendell and Wild"), et je vois bien comment la musique et le tournage s'articulent en même temps en animation. La musique participe de la structure du film. C'est aussi un temps très long que j'aime beaucoup. On peut travailler très longtemps sur les orchestrations. On peut changer d'avis et d'univers en cours de route, tout en restant parallèle à la construction du film. J'aime beaucoup le cinéma d'animation parce que j'ai l'impression que la musique y est un personnage essentiel. Dans les films en images réelles la musique est parfois inutile.
Contrairement à un film en images réelles où vous pouvez réagir aux images qui viennent d'être tournées, sur l'animation vous devez souvent trouver l'inspiration sans avoir les dessins finalisés ?
B.C : Oui mais avec des grands cinéastes comme Tomm Moore et Henry Selick, dès qu'on commence à voir les premiers dessins avec les dialogues enregistrés, dès les premières ébauches, on commence à imaginer une musique. Mais finalement, ce qu'on a ébauché au moment des animatiques s'éloigne rarement de ce qu'on va faire quand l'image est plus élaborée. Le montage est déjà presque inscrit au moment de l'animatique. Les dialogues sont déjà là. La structure est déjà mise en place, davantage que sur certains films en images réelles.
Parfois, les compositeurs trouvent l'inspiration à partir des mots d'un scénario, de la narration, de votre côté vous n'êtes pas un compositeur qui aime soutenir une narration, vous êtes plutôt un compositeur de l'abstraction n'est-ce pas ?
B.C : C'est l'image qui m'inspire. J'ai du mal à écrire sur un scénario. Je l'ai fait de temps en temps avec Benoît Jacquot, mais j'ai besoin de voir l'image respirer.
Dans LE PEUPLE LOUP, il y a une multitude de facettes, il y a l'effroi nous l'avons évoqué, il y a le monde magique, le merveilleux, le conte, comment on passe musicalement d'un univers à l'autre sans être totalement hybride, en maintenant une certaine unité ?
B.C : Il y a des motifs, des thèmes récurrents qui peuvent passer d'un monde à un autre, d'un moment magique à un moment plus tendu. Cela donne une unité au film. C'est très important d'avoir des unités thématiques, même si ce sont des petits motifs. Je préfère d'ailleurs les petits motifs aux longues mélodies qui appartiennent plus à l'univers de la chanson. Inconsciemment ces petits motifs germent dans le film et le spectateur les retient, ce qui permet de donner une grande unité au film, qui ne va pas passer abruptement d'une scène magique à une bataille sans lien entre les deux. C'est très important de mêler les univers par la musique en pensant à l'idée de la métamorphose. C'est d'ailleurs un film sur la métamorphose. Le loup devient humain et réciproquement. La musique doit aussi se métamorphoser. Un thème doit se métamorphoser par son orchestration, par le changement d'intervalles, comme si le thème passait par tous les états en conservant tout de même sa matrice première.
Il y a de la nuance dans la musique, il n'y a pas d'un côté une musique menaçante et de l'autre une musique merveilleuse, il y a du merveilleux dans le menaçant et inversement. Cette nuance évite le manichéisme. À un moment, on ne sait plus d'où provient le danger. La musique a la faculté de condamner d'avance un personnage, de lui attribuer un aspect menaçant. De votre côté, vous refusez de juger les personnages ?
B.C : Oui, d'ailleurs les grands cinéastes laissent très libres leurs personnages. Ils ne vous forcent pas à identifier un monstre. La musique de la même manière ne doit pas trop marquer le caractère d'un personnage. Je pense à Fritz Lang par exemple, qui a une façon bienveillante de mettre en scène le monstre. C'est à nous spectateurs de juger, de se faire sa propre interprétation de ce qu'on voit. C'est en aucun cas au musicien de nous prendre par la main.
Une autre particularité de votre musique est l'aspect vocal, avec la présence des voix, notamment celle de votre fille Sofia Coulais, n'est-ce pas ?
B.C : Oui je fais des enfants pour les faire chanter dans mes films. (Je plaisante). Elle n'a pas une grande technique vocale, j'aime bien quand la voix donne quelque chose de plus émouvant que parfait, un timbre qui amène un côté fantastique et d'un peu angoissant au film. Il y a aussi une choriste merveilleuse, Camille Joutard, que j'ai connue sur "Coraline". Leurs deux voix sur les chœurs sont très proches alors qu'il y a une grande différence d'âge. Un film amène des coïncidences étranges qui servent le film et qui n'appartiennent qu'à ce film.
Quel regard avez-vous sur le format de la chanson, sachant que nous sommes à la lisière, pas totalement dans ce format. La voix est surtout utilisée comme un instrument en soi...
B.C : Oui, il y a aussi dans le film une chanson de Aurora ("Running with the Wolves ") sur laquelle j'ai écrit des cordes. Le danger de la chanson au cinéma c'est qu' elle a tendance à clipper l'image, à faire comme une parenthèse dans le récit. On arrête le récit et la chanson débarque. Il faut faire très attention à ça. C'est pour cette raison que dans la chanson de Aurora on a ajouté l'orchestre pour qu'il y ait un lien avec la musique du film, que ce ne soit pas une performance qui viendrait faire un trou dans la narration. Mais j'aime bien en revanche créer comme de fausses chansons, qui viennent de la musique de film et qui vont vers la chanson et qui retournent à la musique du film, ce qui évite de tomber dans l'écueil que je viens d'évoquer.
Vous êtes un cinéphile, Tom Moore est un amoureux de la musique, passez-vous dans votre collaboration par l'étape des échanges de références ?
B.C : Je sais qu'il met des musiques temporaires sur son montage, mais je ne les écoute pas du tout. Ce qu'il attend, c'est que je fasse une musique qui n'appartienne qu'au film. Le problème avec les références c'est qu'on finit par faire moins bien que ce qui existe déjà. Le problème de beaucoup de musiques de films que j'écoute depuis des années, c'est qu'on entend la matrice. Elles ramènent à quelque chose de très fabriquée, de standardisée, ce qui finit par jouer contre le film. Car cette musique n'appartient pas au film. Elle vient d'un autre univers.
Face à un film comme LE PEUPLE LOUP, cette fable écologique, avec une guerrière qui se dresse, on peut penser au cinéma de Miyazaki, mais dans la musique vous n'avez pas pris Hisaichi comme référence...
B.C : Tomm et Ross aiment beaucoup Miyazaki, il y a quelque chose dans l'éclat des couleurs qui peut y faire penser, mais ça demeure des films très personnels, c'est leur univers. Tout l'enjeu du compositeur c'est d'essayer de pénétrer dans ce monde tout en gardant son univers propre. C'est toute la difficulté et l'intérêt de la musique de film.
Il y a la présence de la nature dans ce film, une nature que vous avez beaucoup illustrée à travers des documentaires animaliers, quelle a été la place des sons de la nature dans votre partition ?
B.C : Là j'ai vraiment construit la musique avant même que la bande-son existe. C'est une sonorité rêvée pour moi la sonorité de la nature. Je ne suis pas un homme de la campagne, j'ai fait beaucoup de films sur la nature et les animaux alors que j'adore la ville, j'aime le béton. J'ai besoin de choses qui grouillent autour de moi. La nature m'intéresse quand elle est un peu fantastique. Je suis très sensible au son d'une forêt. Quand je travaille sur un film comme celui-ci où la forêt a une place énorme, j'essaie de construire la musique en pensant à une sorte de bande-son un peu rêvée plus qu'à une bande-son réaliste.
Le choix de l'instrumentation est toujours très important dans votre travail. Cela va jusqu'à l'emploi d'un violon soliste sur un titre. Est-ce que cet instrument correspond par exemple au personnage de la jeune femme... Comment vous réfléchissez à l'instrumentation ?
B.C : non, je n'y pense pas du tout de cette manière. Je n'associe pas d'instrument à un personnage, ou en tout cas très rarement. Il y a le violon soliste qui joue avec l'orchestre, et il y en a un second joué par la violoniste de Kila, qui provoque une liberté et un son dans le jeu qui à chaque fois me bouleverse. J'ai d'ailleurs moi-même fait du violon quand j'étais plus jeune, c'est un instrument que j'aime beaucoup en solo. Une émotion se dégage de la fragilité du violon et de son expressivité, mais je ne pensais pas du tout à représenter la jeune fille. C'est davantage lié à la densité de l'image, il y a des séquences avec une densité plus légère qui amène une telle orchestration, et pour les scènes de bataille l'orchestration doit être plus large, plus riche.
Vous faites très souvent appel à des instruments particuliers, insolites, qui ne sont d'ailleurs parfois pas des instruments, comme des ustensiles de cuisine ou des jouets d'enfants... Est-ce que vous en avez employé cette fois-ci ?
B.C : J'ai enregistré des objets hétéroclites, mais pas de jouets, peut-être juste des boîtes à musique. Je joue de tous les claviers dans la musique du film. Il y a aussi des sons synthétiques, j'aime beaucoup mélanger des timbres nouveaux qui enrichissent la palette de l'orchestration.
Et il y a des instruments traditionnels, comme le Bodhran, et même le sifflet. Est-ce que ces instruments proviennent de l'univers de Kila ?
B.C : Oui, tout ce qui échappe à la nomenclature de l'orchestre c'est Kila, avec les percussions, le Bodhran, les sifflets, le dulcimer (un genre de Cithare), la guitare, la mandole... Et il y a aussi de la batterie. Je voulais travailler avec le violoncelliste Jean-Philippe Audin et avec Marc Marder à la contrebasse, mais on n'a pas pu à cause du Covid. On a enregistré l'orchestre et Kila juste avant le confinement. Tout ce que je voulais faire après devenait impossible.
Le cinéma d'animation n'est pas terminé pour vous puisque vous avez retrouvé Henry Selick sur WENDELL AND WILD (une diffusion Netflix). Vous avez des nouvelles de ce projet ?
B.C : C'est un projet extraordinaire, d'une imagination incroyable. J'ai écrit quasiment toutes les musiques du film. Ils ont aussi été retardés à cause du Covid. C'était jubilatoire car c'est une histoire de démons, avec de la comédie, de la terreur, et encore une jeune fille comme dans "Coraline", qui est le personnage principal. J'utilise beaucoup de voix, d'instruments un peu bizarres. Et il y aura évidemment de l'orchestre, mais de manière très particulière. Je veux par exemple l'enregistrer en séparant les timbres. Je vais leur faire jouer des choses très spéciales et ensuite les retravailler au mixage. Je ne veux surtout pas un travail académique. C'est tout ce que j'attends du cinéma, de trouver des choses, d'inventer des possibilités instrumentales, des mélanges étranges. Et comme chez Tomm Moore & Ross Stewart, les images de Henry Selick me parlent naturellement. Elles déclenchent tout de suite des idées musicales.
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