Par François Faucon
- Publié le 29-10-2021Initialement, c'est Dan Romer qui avait été choisi par la production pour musicaliser « No Time To Die ». Le compositeur avait déjà travaillé avec Cary Joji Fukunaga sur « Sleepwalking in the Rift » (2012), « Beasts of No Nation » (2015) et « Maniac » (2018). Un choix audacieux qui aurait permis de rompre avec les quatre précédents opus musicalisés par Thomas Newman. Sam Mendes, le réalisateur, ayant quitté l'aventure, Thomas Newman a fait de même. Pourtant, un autre nom s'impose rapidement : celui de Hans Zimmer. Un choix qui fait grincer les dents des fans. Mais pour être honnête, Thomas Newman, excellent compositeur par ailleurs, aura-t-il été convaincant sur les aventures de 007 ?
Les raisons du départ de Dan Romer sont difficiles à établir et il faut se contenter de « divergences artistiques ». Une explication sibylline qui, dans les alcôves d'Eon productions, la décennale maison de production des 007, en dit long. Le choix d'un compositeur pour une saga aussi codifiée que James Bond n'est jamais un hasard. Et quand on connaît les délais très courts de production (de la composition jusqu'à l'enregistrement en passant par le mixage), ce n'est peut-être pas prendre un grand risque que de voir dans Dan Romer, un choix qui n'a, finalement, pas convaincu la production. En matière musicale pour les James Bond, il faut toujours naviguer entre : volonté de réussite donc de rentabilité ; satisfaction à donner aux fans (les mécontenter, c'est s'obliger à aller vers d'autres horizons musicaux...) ; nécessité de pousser l'espion britannique vers des aventures nouvelles, en adéquation avec son époque. Donc vers Hans Zimmer. Inutile de présenter sa carrière ou son style musical, l'un comme l'autre sont connus. La sortie du film ayant été retardée, nous avons abordé la bande originale (déjà disponible) en écoute isolée. Une chose à ne pas faire. Et contre toute attente, à la sortie du film, le plus que sceptique que je suis se retrouve emballé, sinon séduit.
Pour tout compositeur, musicaliser un James Bond marque une carrière. Et du propre aveu de Zimmer sur le site « Première », son acceptation du projet doit beaucoup à Johnny Marr, guitariste connu pour être, notamment, le compositeur du groupe « The Smiths » dans les années 80. « J'appelle Johnny Marr, et je lui dis : j'ai deux questions à te poser. La première, à ton avis, quelle est la seule chose qui vaille la peine d'être jouée à la guitare dans un film ?" Et il me répond : "le thème de James Bond." Alors je dis "ouais, c'est ça !" Deuxième question : "est-ce que tu penses que je dois faire le film et est-ce que tu te chargerais de la guitare ?" Donc, ça s'est arrangé comme ça..."
Le retour aux fondamentaux musicaux de la saga
Mais alors que nous réserve ce duo inattendu ? Sans spoiler, le film clôt soixante ans de saga. Car le final inattendu, absorbe tous les autres acteurs, dans le 007 de Daniel Craig. Une boucle est bouclée et impose, pour les prochains opus, des choix déjà très attendus.
Cette bande originale entraîne le spectateur entre les leitmotivs fondamentaux et incontournables qui datent de Monty Norman et John Barry (thème d'ouverture du Gunbarell, montée chromatique et James Bond dont notre analyse est à redécouvrir), et le style propre au compositeur. Le ton est donné comme toujours, dès la première seconde durant laquelle on voit à l'écran le jingle d'Universal Music, avec la montée chromatique de James Bond. Rien n'est plus universel que ce thème et le monde est le théâtre d'action de 007. La caméra s'ouvre sur la neige immaculée de Norvège et sur l'accord de James Bond. L'univers musical est imposé, sans appel. Quoi que l'on en pense, c'est 007 ; rien d'autre.
James Bond est à la retraite à la Jamaïque, là où tout a commencé soixante ans plus tôt. On le retrouve ensuite à Mantera, avec Madeleine Swan. Il n'est plus en service actif et peut enfin aimer, librement. Une situation que notre espion n'avait plus connu depuis Teresa, sa femme, épousée dans « Au Service Secret de Sa Majesté » et assassinée par Blofeld. Musicalement, le thème repris de ce même film est le thème de la romance, de l'insouciance. On l'entend dans « Mantera », lorsque Bond et Madeleine vivent encore heureux. On le retrouvera en plus sombre dans « Good To Have You Back ». C'est certainement là le thème le plus beau de toute la saga, composé par John Barry et repris en générique de fin, dans la version chantée par Louis Armstrong. Un retour aux sources musicales pour un retour aux sources de l'existence.
Les différents thèmes constituant le leitmotiv bondien sont égrainés tout au long du film. Pourtant, il faut attendre plus d'une heure pour entendre le « James Bond theme » dans son intégralité, lorsque l'ancien espion retourne au MI6 (« Back to MI6 »). Zimmer n'abuse pas de ce thème ; Bond n'est plus 007 et le matricule a été attribué à une femme. Pour un temps...
L'apport de Hans Zimmer
La production ne serait pas allée chercher Zimmer si son palmarès ne plaidait évidemment pas en sa faveur. Le fait est que l'homme est d'une rare efficacité. Les motifs répétitifs en double croches sont une signature caractéristique du compositeur. Tout autant que l'utilisation des sonorités graves, mystérieuses, stridentes presque bruitistes, dissonantes (entrée de « The Factory »), l'ampleur des cuivres et des percussions. C'est le cas dans « Cuba Chase », piste mêlée de quelques teintes exotiques, de rythmes latino à la trompette. Voilà qui donne une véritable intensité à certaines scènes. Mais là où Zimmer nous surprend, c'est sur les pistes romantiques pour lesquelles il convoque un style plus « romantique » à base de cordes (« Square Escape » à partir de 1'10) ou de piano qui égraine quelques notes savamment pesées (« Lovely To See You Again » à partir de 0'35 et « Home »). Non qu'il en soit incapable mais c'est un registre auquel il ne nous a pas habitué depuis très longtemps. Des pistes dans lesquelles il va chercher (pour reprendre sa propre expression) son « John Barry intime ». Rien de révolutionnaire ; juste une efficacité maximale avec l'utilisation de modulations qui tranchent avec le reste de sa composition pour cet opus. L'opposition entre le James Bond d'action et celui, qui, enfin, laisse affleurer cette part d'humanité qu'il ne montre jamais. Quelque chose travaille, tiraille Bond au plus profond de ses entrailles, quelque chose de parfaitement musicalisé dans « Home » (à partir de 0'40, suivi d'une voix aérienne et d'une flute « octopussienne », symbolisant, par contraste avec les scènes d'action, la légèreté de l'amour). James Bond n'est plus la figure compensatoire du déclin britannique. Il est juste amoureux et comprend tout le risque que cela représente au vu de son existence.
Mais là où Zimmer nous surprend c'est dans la réactivation d'un thème musical, d'une ambiance sonore déjà entendue dans des circonstances particulières. Certes, cet opus est rempli de clins d'œil aux précédents opus : base de Safin dont les plots lumineux entre lesquels se fabrique l'Héraclès n'est pas sans rappeler la base de Dr No ; un méchant lui-même qui rappelle quelque peu Dr No ; les motos qui poursuivent James, Madeline et Mathilde dans la forêt, et qui ressemblent étrangement à celles de la course-poursuite dans « Rien Que Pour Vos Yeux » ; etc. Mais notre oreille est attirée par « The Factory » (Lien Youtube), à partir de 0'40. Quelque chose qui est confirmé dans « I'll Be Right Back » (Lien Youtube) à partir de 1'20. Quoi ? Rien d'autre que « Batman »... La chevauchée d'un Batman se dirigeant inexorablement vers son destin (« The Dark Knight Main Theme » à partir de 0'40) (Lien Youtube). Repartons de la trilogie Batman de Christopher Nolan. Lorsque Bruce Wayne découvre ce qui sera la Batcave et voit les chauves-souris virevolter autour de lui, il se redresse, accepte son destin et passe de Wayne à Batman. La musique de Zimmer joue alors une transition musicale simple : le passage d'un accord à l'autre (« Batman Begins » de 1'36 à 1'45) (Lien Youtube).
Mais qu'entend-on dans « I'll Be Right Back », puis dans « Opening The Doors » (Lien Youtube) et dans « Final Ascent » (Lien Youtube) ? Rien d'autre que le thème dont je viens de parler. Le tout sur fond de ce qui ressemble à s'y méprendre à une chevauchée de Bond/Batman. James Bond n'est plus 007 (jusqu'à ce que M lui rende son matricule pour les besoins de la cause britannique). Vu le nombre d'ennemis tués, il aurait pu faire concurrence à John Wick ! Mais que penser, au juste, de ce rapprochement entre Bond et Batman ? Que désormais, pour le meilleur et le pire, Bond est plus que 007. Il est transfiguré par l'amour qu'il voue à sa femme et (élément inattendu...) à sa fille. Chacune sera libre d'apprécier ce moulage musical de Bond dans un costume de Batman. Comme le précise Nick Schager dans son article « No Time to Die, and James Bond's Superhero Complex », on est loin du héros « idiosyncratique » avec son « magnétisme essentiel et léger ». De fait que reste-t-il à Bond dès lors qu'il n'est plus 007 ? C'est la question que pose la partition de Zimmer : qu'est-ce que Bond peut encore être maintenant qu'il est papa, un monsieur tout-le-monde ? Un avatar de Batman ? Un super-héros sans pouvoir servi par une partition musicale interchangeable, et donc sans signification profonde ? Si tel est le cas, il y a de quoi s'interroger.
Néanmoins, la partition nous a agréablement surpris ; et cela n'avait plus été le cas depuis longtemps. Le retour massif des leitmotivs historiques y est certainement pour beaucoup. Par ailleurs, rappelons que la fonction d'une musique de films n'est pas de renouveler le genre tous les matins mais d'être efficace, d'apporter une dimension supplémentaire à l'image. A ce titre-là, du moins, le contrat est rempli.
Une chanson typiquement jamesbondienne ?
Je ne reviendrai pas ici sur les motivations qui président au choix de l'artiste pour une chanson de James Bond ni sur les canons vocaux en vigueur depuis Goldfinger. Un nouveau James Bond à l'écran constitue toujours une « promesse musicale » faite au public et aux fans de toujours. Avec Billie Eilish (19 ans pour la plus jeune chanteuse de la saga), on est loin des voix mythiques de Shirley Bassey et Tina Turner. La chanson, par ailleurs adoubée par Daniel Craig, est une œuvre familiale : Billie, et son frère Finneas. Mais l'ensemble fonctionne moyennant un thème fantomatique, plus en adéquation avec la psychè tourmentée de Bond. Une chanson intimiste qui rompt avec les cascades délirantes du film. => Lire les paroles de la chanson.
De leur propre aveu, Billie et Finneas songeaient depuis longtemps à composer une chanson de James Bond (interviews à lire ICI et ICI). Pour cela, il leur aura fallu plaider leur cause auprès de Barbara Broccoli. Celle-ci les rencontre en Irlande, début septembre 2019 et leur propose le scénario d'une scène du film. Billie Eilish raconte : « Elle nous a donné de premiers détails sur la séquence d'ouverture puis elle nous a envoyé le script de tout ce qui se passe avant le générique. On a eu ce que le public verra avant d'entendre la chanson. » La gestation sera difficile et c'est finalement dans un bus partant pour une tournée au Texas que Finneas propose le motif au piano audible dès la première seconde (« No Time To Die », lien Youtube). Au final, une production originale qui intègre les éléments musicaux de la saga, tout en conservant une personnalité propre :
- Le titre de la chanson est le titre du film
- L'accord en Mi mineur qui clôt la chanson est l'accord James Bond, l'accord par excellence et imposé par Johnny Marr.
- Des arrangements très « bondiens » orchestrés et réalisés par Hans Zimmer et Matt Dunkley
Le film se réserve les autres éléments incontournables : Aston Martin, gadgets, cascades, femmes séduisantes et offensives (mais non lascives et offertes ; le mouvement #MeeToo est passé par là, peut-être même la culture Woke, et Lashana Lynch en 007, se révèle être finalement « une potiche comme une autre »...), ironie et humour britannique, exotisme touristique, etc. Dans tous les cas, le succès est au rendez-vous. Quant aux fans musicaux, ils glosent déjà sur le classement pluri-décennal de la meilleure chanson : Skyfall ? No Time To Die ? Goldfinger ? Pour ma part, et sans l'ombre d'une hésitation : le dieu Armstrong dans « We have all the time in the world. » (lien Youtube).
Le poids de la musique diégétique
Rappelons que la musique (intra)diégétique (entendue par les personnages), contenue dans le film, voire exécutée par les protagonistes, agit en contrepoint de la musique extra-diégétique, extérieure au film (une sorte d'élément omniscient qui ne s'adresse qu'au spectateur). Dans cet opus, la musique diégétique est d'une importance considérable par le message, à la limite de l'inaperçu, qu'elle envoie au spectateur. Un message annonciateur qui distille ce qui n'est pas encore évident à l'écran : la mise en échec de l'amour, autant que sa transfiguration par le final du film. Je n'en aborderai ici que deux, même si elles sont plus nombreuses et justifieraient un article à part entière (ce qui nécessiterait de relire les crédits du générique de fin...) : « Dans la ville endormie » de Williams Sheller (chantée par Dalida) et « La Bohême » de Puccini (j'avoue être incapable de retrouver la scène correspondante).
Dans la scène d'ouverture, James et Madeleine sont à Matera, dans leur lit. En arrière-fond sonore, subreptice, presque inaudible, une chanson de l'excellent William Sheller. D'abord composée sous le nom « My Year is a Day » (lien Youtube) pour le groupe « Les irrésistibles » en 1968, elle est reprise en français par Dalida sous le nom « Dans la ville endormie » - Lien Youtube - (un chef-d'œuvre cela dit en passant !). Orlando, frère et mythique producteur de la star, exulte de joie. Il explique que ce titre fait partie des chansons dite de la « Face B »... La production américaine justifie ce choix en arguant que l'ambiance de cette chanson colle parfaitement avec la scène du film. Mais ne peut-on pas aller plus loin, en lisant le texte ? « Ton amour n'est pas ce que tu crois, c'est un décor. Mais un jour viendra où tu sauras m'aimer plus fort, dans ton cœur endormi, dans ton cœur qui m'oublie, où je veille encore » ; etc. le tout, en effet, dans une ville qui s'endort... Lorsque l'on met ce texte et sa musique en parallèle de la scène où Bond, d'une fureur contenue, jette Madeleine, au bord du gouffre émotionnel, dans un train, il y a de quoi se poser des questions (j'accepte volontiers le reproche d'une lecture rétrospective quelque peu exagérée...). Mais Dalida dans un James bond, c'était suffisant pour tirer à nouveau le titre au format 45 tours (en face A cette fois)... A noter que ce n'est pas la première fois qu'une chanson française se retrouve dans un James Bond. En 2015, la chanson « Boum » de Charles Trenet accompagne une scène de « Skyfall ».
Audible également : « La Bohême » de Puccini. Plus précisément l'air « Che gelida manina » (« Quelle main froide », lien Youtube) chanté par l'intemporel Caruso. Dans cet opéra archi-célèbre, Rodolphe chante, déchiré jusqu'à l'âme, la mort de son aimée, Mimi la couturière... Tout un programme annoncé ?
Ce n'est pas la première fois qu'un James Bond ne fait pas l‘unanimité. C'était déjà le cas par exemple, avec « Permis de Tuer » (musicalisé par Michael Kamen). Au point qu'on a cru, un temps, que la saga avait vécu. Jusqu'à Goldeneye. Mais l'objectif de cet article n'était pas de brocarder ou d'applaudir le scenario ou la performance d'acteur, mais de souligner ce qui est musicalement spécifique à cet opus. Reste à savoir maintenant comment la production va poursuivre l'aventure musicale. Car fidèle à une tradition parfois oubliée, le générique de fin précise clairement : James Bond reviendra. Les paris sont lancés : retour à la case départ comme si rien n'avait jamais existé ? Mise en scène d'une femme dans le rôle-titre (Pierce Brosnan répond « oui » ; mais à moins qu'on ne me démontre que Wonder Woman puisse être incarnée par un homme, je vais me tenir à l'écart de ce choix politiquement correct) ? Et avec quel compositeur ? Hans Zimmer ? Pas sûr. Car après tout, James Bond est un univers codifié. Et à chaque nouvel acteur, un nouveau style musical. Dans tous les cas, le grand mérite de Zimmer aura été de sortir l'espion britannique de la torpeur musicale dans laquelle il était plongé depuis longtemps.
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