Cinezik : Commençons par AMANTS de Nicole Garcia (sortie le 17 novembre 2021), avec Pierre Niney, Stacy Martin et Benoît Magimel, un thriller sentimental sur fond d'accident mortel, de trio amoureux et de jalousie. Comment s'est faite la rencontre avec la réalisatrice ?
Grégoire Hetzel : J'avais déjà rencontré Nicole Garcia dans un train quelques années auparavant. On avait alors sympathisé. Elle a donc fait appel à moi après avoir fait appel sur ce film à d'autres compositeurs qui ont échoué. Elle était en cours de montage. Elle a même changé de monteur en cours de route. Je me suis donc retrouvé avec Juliette Welfling, une monteuse extraordinaire avec laquelle je n'avais jamais travaillé.
De quelle manière vous a-t-elle exprimé ses intentions musicales ?
G.H : Ça a été tout le temps une sorte de lutte, ça n'allait pas dans mon sens naturel car elle voulait que ce soit froid, que la musique soit toujours distanciée, qu'elle ne dépasse pas le film, qu'elle n'aille pas au-delà des personnages, qu'elle ne disent pas davantage que ce qui était montré. Donc elle ne voulait pas que la musique ajoute, mais qu'elle soit plutôt intérieure, retenue, que ce soit comme une angoisse sourde.
Elle avait peur du lyrisme ?
G.H : Elle avait peur que je change sa direction. A l'image et au jeu les personnages sont assez distanciés, ils sont extérieurs à leur propre existence, et c'est vrai qu'ajouter à cela une musique qui dirait qu'ils sont plus profonds, plus complexes, avec des sentiments, la gênait. Elle voulait que tout reste contenu. Pour moi c'était difficile de faire de la musique froide, ce n'est pas dans mon tempérament. Du coup je devais sans cesse me taper sur les doigts pour me freiner. Nicole Garcia est très sensible, le moindre accord et la moins de notes lui parlent.
Quel est le rôle de votre musique dans ce film ? Est-ce que c'est un soutien au thriller ?
G.H : Oui c'est totalement un soutien au thriller, à l'angoisse sourde et au mauvais présage, parfois même à la catastrophe, par exemple pour la scène de l'overdose. Pour cette scène, j'ai dû faire 15 ou 20 versions différentes avant d'arriver en studio à la version définitive. Chercher devant les machines, c'est moins efficace que d'être en studio avec des musiciens et des ingénieurs du son, voire même avec des synthés. Je me rends compte qu'on serait aller plus vite pour ce morceau là sur lequel on a buté, sans jamais être parvenus à quelque chose de totalement satisfaisant pour elle. Même la monteuse n'était pas toujours d'accord avec Nicole. C'était vraiment elle qui tranchait. J'ai fait une musique un peu contre moi, même si je l'aime beaucoup. J'ai aimé me contraindre. C'est aussi notre métier.
Est-ce que les personnages vous ont inspiré pour la musique ?
G.H : C'est plus une musique de situation qu'une musique de personnages. Il y a des motifs, mais pas vraiment de thèmes. Ce n'est pas une musique qui chante. Nicole Garcia me disait toujours qu'il ne fallait pas que ça chante. Dès qu'il y avait trois notes qui exprimaient quelque chose de mélodique, tout de suite elle me disait non. Il y a malgré tout quelques motifs, lorsque les personnages se baladent dans la neige en voiture. Là, il y a un vrai motif. Je me suis inspiré pour ce morceau de "Des pas sur la neige" de Debussy. Aucun thème donc à part ce moment assez doux, de tendresse et de répit avant la catastrophe finale, et la musique de la fin qui est une musique d'ouverture totale, thématique, et qui me ressemble totalement, mais là il n'y avait plus d'image. Et d'ailleurs Nicole était ravie tout de suite du thème.
La présence de sonorités synthétiques dans vos partitions, ce n'est pas forcément très fréquent dans votre travail, quel est votre rapport à cet alliage entre les sons électroniques et l'organique ?
G.H : J'aime beaucoup mélanger les deux. Il y a dans AMANTS des moments purement électroniques. Je suis à la recherche d'un son qui me plaît, qui me correspond, et qui exprime à la fois ce qui doit être dit avec toute l'ambiance du film lui-même. C'est très organique étrangement le processus aussi. On transforme les choses, on les distend, on les tord. Je vais chercher dans des choses que j'ai enregistrées, même des cordes, que je strech, que je transpose, cela donne une texture hyper intéressante, des reverb. Dans ces moments-là, je me transforme en geek. J'aime beaucoup faire ça.
Maintenant parlons de LA CROISADE de Louis Garrel, avec Laetitia Casta et Louis Garrel. À l'affiche le 22 décembre. Une comédie écologique, une fable sur l'enfance mais aussi une chronique familiale. Vous le retrouvez après le moyen-métrage "Petit tailleur" en 2010. C'est assez étonnant de se retrouver si longtemps après...
G.H : On ne s'est jamais totalement perdu. A chaque fois qu'il faisait un film, il venait me voir. Mais très souvent j'étais pris ailleurs. Et comme il a besoin d'être engagé sur un processus long, il allait voir Philippe Sarde qui a toujours des fonds de tiroir à lui donner, avec lesquels il montait. Il s'y est habitué. Sinon il a besoin de sentir qu'on est totalement dévoué. Et ce n'était pas les bons moments pour moi. Mais je n'ai jamais cessé de le voir. Je suivais tous ses films, il me les faisait écouter, il me montrait des bouts, et là comme j'étais plus disponible on s'est mis vraiment à travailler ensemble. C'est complètement différent de Nicole Garcia. Ce qui est bien dans mon job, c'est que je passe d'un univers à un autre. Là c'est un univers d'enfants, assez drôle, en même temps c'est un film très sérieux. Il venait au studio et j'improvisais au piano, on cherchait des thèmes, avec ou sans les images. Ca a été totalement l'inverse de Nicole Garcia puisqu'on est parti d'abord du thème et de la mélodie.
Et le piano se retrouve aussi dans la partition...
G.H : C'est dans un dépouillement total puisqu'il n'y a que le piano, ou parfois le piano avec une flûte. Le piano est lié au couple qui se délite à mesure que l'enfant prend le pouvoir sur ses parents en quelque sorte, que la mère suit l'enfant et que le père est dans une forme de résistance.
À côté du piano, il y a la musique de l'enfance qui convoque l'émerveillement, on pense à un cinéma américain des années 80, dans le merveilleux...
G.H : C'est davantage de l'épique. Il y a une scène où les enfants reproduisent une carte de l'Afrique dans la forêt de Fontainebleau, ils établissent des plans. C'est une musique épique et effectivement on a voulu quelque chose à la Spielberg dans une forme d'émerveillement et de rêve grandiloquent. Les enfants deviennent des super-héros en quelque sorte. La musique prend en charge ce qui n'est pas à l'image. C'est un film avec un petit budget donc on ne va pas apporter l'océan dans le désert au Sahara. La musique prend en charge ces rêves de grandeur de transformer le monde.
La musique est une vraie représentation de l'invisible qui va être un chemin complémentaire à l'image et va pouvoir faire exister quelque chose qui n'est pas filmée. C'est un film sur l'écologie, qui a d'ailleurs été sélectionné à Cannes dans une programmation spéciale pour le climat, et en quelque sorte la musique peut être de l'ordre l'utopie, à faire exister un projet qui n'est pas encore présent.
G.H : Ce que j'aime dans le film, c'est qu'il ne se prend pas du tout au sérieux alors que le sujet l'est. D'ailleurs on voit à un moment Greta Thunberg. C'est vraiment l'histoire d'enfants qui prennent en main le destin de la planète et qui décident de lutter contre leurs parents.
Il y a l'idée dans la musique de soutenir le combat des enfants. La musique pourrait totalement être en contrepoint et rendre ridicule ce combat. Alors que là on y croit avec eux, on est de leur point de vue.
G.H : Oui c'est vrai. La musique prend leur volonté au sérieux, parce que c'est un sujet grave. Mais en même temps le film est léger et drôle. C'est une comédie. Mais la musique accompagne effectivement l'importance des travaux développés par les enfants.
Terminons avec TROMPERIE (sortie le 29 décembre 2021), le dernier film de Arnaud Desplechin avec Denis Podalydès et Léa Seydoux, une adaptation de Philip Roth, presque dans son propre rôle puisque le personnage principal du film s'appelle Philip, un écrivain américain exilé à Londres et qui a une maîtresse, Léa Seydoux, qui vient régulièrement le retrouver dans son bureau. Un film sensuel et charnel, un huis clos avec une attention au verbe, aux mots. Non seulement la personne est écrivain mais il y a aussi beaucoup de dialogues.
G.H : À la base c'était des carnets de dialogues. Philip Roth avait retranscrit les conversations avec ses maîtresses que sa femme a trouvées. C'est là que ça devient romanesque. La femme devient un personnage, elle entre en scène. Roth n'en a pas fait un roman mais Arnaud Desplechin en a fait un film romanesque.
Après une dizaine de films avec Arnaud Desplechin, quel est votre regard sur l'évolution de cette collaboration ?
G.H : Ca va en crescendo. Pour "Rois et Reine" (2004), j'avais 15 jours pour composer la musique. Donc je n'avais pas le droit à l'hésitation. Et dans ces moments-là on est très inspiré. On n'a pas le droit à l'erreur. C'était la première rencontre. Ensuite il y a eu "Un conte de Noël" (2008). Là c'était extrêmement difficile, ça a été très dur, c'était très tendu. Mais ensuite ça a été de plus en plus évident. Maintenant que je comprends son langage, que je comprends son esprit, sa manière de faire, même si on a des sujets différents, même si on va faire des musiques différentes car à chaque fois c'est une nouvelle recherche, il y a des points communs, aussi bien dans son cinéma que dans ma musique. Là j'ai dû composer en trois semaines deux films avec lui ("Tromperie" et un téléfilm pour France 5 avec La Comédie-Française). Ça a été extrêmement rapide. Je travaille beaucoup, je travaille la nuit. Je le vois par exemple l'après-midi, je lui fais des propositions, j'improvise un petit peu au piano, ou je lui fais écouter ce que j'ai composé la nuit passée, et le lendemain il revient pour me dire deux/trois choses, et c'est plié. En deux jours la musique est composée. C'est très agréable. Et il a une telle exigence que ce n'est jamais un relâchement. Au contraire. Je jubile à chaque fois de le retrouver car je sais que ça va être d'une exigence implacable qui va me porter vers le haut musicalement.
Les musiques que vous avez écrites pour lui ont servi de références pour ce nouveau film ?
G.H : En effet, maintenant il met souvent mes musiques en référence. Ce qui ne veut pas dire que je vais faire la même chose. C'est comme si c'était un enfant qui grandissait et apprenait au fur et à mesure, qui faisait son latin et son grec et qui devenait mathématicien. On évolue et on grandit. C'est ce qui est merveilleux. Mais c'est toujours le même individu musical.
Dans le film, le désir et la mort se mêlent, avec de la sensualité charnelle, et une dimension romanesque. Il y a aussi le chagrin. Votre musique est autour de ces sentiments mais a malgré tout une unité. Comment avez-vous travaillé cette unité ?
G.H : Il y a un motif. Je peux vous le jouer du piano... (il joue - à entendre dans le podcast). Il y a donc ce motif commun à pas mal de morceaux. Je dirais qu'il y a quand même trois styles dans ce film. Il y a le jazz, la musique de polar, qui est liée à la République Tchèque, avec des interrogatoires, des filatures, et il y a des sous-catégories par personnage, le personnage de la maîtresse, de la femme, avec une musique de sentiments et de culpabilité, de désir, de sensualité.
Quelle musique pour représenter le personnage d'écrivain ?
G.H : C'est un film qui parle tout le temps, c'est un film totalement littéraire. La musique est sous les dialogues, comme souvent chez Arnaud Desplechin. Elle doit s'insinuer, elle est comme la voix du narrateur, comme un serpent qui s'immisce entre les voix.
Et d'où vient le choix d'un piano jazz, ce style n'est pas votre musique habituelle ?
G.H : C'est une volonté d'Arnaud. Le jazz exprime le bouillonnement littéraire, l'improvisation de la plume, l'écrivain au travail. Les ratures. La fièvre. L'hésitation. C'est toute la rythmique de l'écrivain. Le jazz exprime cela magnifiquement. Arnaud me demandait toujours d'être plus Thelonious Monk. Je devais être claudiquant, bancal, alterner des choses rapides et lentes.
Très souvent dans le jazz, il y a une part d'improvisation...
G.H : De toute façon je pars toujours de l'improvisation. Tout ce que j'écris part de l'improvisation. Après je les note. Mais les mélodies et les harmonies me viennent par les doigts. Ce sont les mains qui écrivent la musique. Avec le clavier numérique j'enregistre ce que j'improvise. Rien n'est perdu. J'adore fonctionner comme ça. On parle, on regarde les images. Et on voit ce que mes doigts me disent. Quand les doigts deviennent un outil totalement naturel, je parle assez mal oralement, mes doigts pensent beaucoup mieux que moi. Parce que je suis musicien, je ne suis pas orateur. Mes doigts sont ma pensée musicale. J'ai même pas à réfléchir. Quand les réalisateurs viennent, ils me disent des mots, j'improvise, et on trouve tout de suite une ambiance et des motifs. C'est très concret. J'improvise aussi avec des cordes, avec une flûte, parfois je mets plusieurs instruments.
La mise en scène d'Arnaud Desplechin est très minimaliste. C'est un espace clos, avec une unité de temps et d'espace, même s'il y a des va-et-vient, des récits différents. Votre musique, un peu comme dans "La croisade", convoque quelque chose qui n'est pas filmée, elle élargit le cadre...
G.H : Oui, c'est très vrai. La musique déborde le cadre. Effectivement le film se passe en appartement, et à un moment donné on ouvre la fenêtre qui donne sur un parc, et à un autre moment dans la neige. On respire. Et l'autre respiration, l'autre fenêtre, l'autre horizon, c'est la musique.
Dans "Roubaix, une lumière" (2019), c'était la première fois chez Arnaud Desplechin que votre musique n'était pas associée à des titres préexistants. Là, il revient à l'emploi de ce type de musique avec des titres classiques. Quel est votre regard sur cette pratique ?
G.H : C'est plus que mon regard puisque c'est moi qui les joue au piano. Le quatuor de "La jeune fille et la mort", on l'a fait jouer par un quatuor, pour avoir des points de synchro, pour s'arrêter sans avoir à couper. On l'a vraiment interprété à l'image.
En quelque sorte ce sont des musiques préexistantes mais une interprétation originale...
G.H : Voilà exactement. C'est moi qui joue le Chopin. Pour le Ravel, je joue le concerto sans orchestre, et pour tout le début du mouvement je me suis rendu compte que je le jouais un peu jazz. Cela donne un petit côté Monkien qui peut faire écho aux autres musiques de jazz du film.
En interprétant vous-même ces musiques préexistantes vous amenez cette musique à faire un pas vers la musique originale...
G.H : Oui oui, c'est le même piano et le même pianiste. C'est totalement raccord.
Malgré la gravité du sujet, il y a un aspect ludique dans le film avec un jeu sur les langues, les accents, les frontières entre les différents pays, Prague et Londres.
G.H : Pour la musique Praguoise, il y a une petite couleur locale de cymbalum. Très discrètement. Et la musique de Prague est différente car elle est oppressante. C'est une musique qui subit le joug stalinien. C'est un film à petit budget, il n'y a pas eu de voyage à Prague, mais la musique a été enregistrée à Prague. Sans y aller. C'était pendant les confinements, on a fait cela à distance. La musique de Prague a donc été enregistrée à Prague. On sent dans la musique la différence de géographie. Il fallait que ce soit distinct.
Vous pensez à l'instrumentation et à l'orchestration très tôt ?
G.H : Oui très tôt, j'orchestre tout de suite dans ma tête. Je note les motifs, les thèmes, et j'orchestre très très vite, de manière succincte. Ce sont comme des croquis d'orchestre. Et après je rentre dans le détail.
Pour terminer, quel regard avez-vous sur l'évolution de la musique de film depuis que vous avez commencé ?
G.H : Avec les réalisateurs avec lesquels je travaille depuis longtemps, en tout cas surtout Arnaud Desplechin, il y a une évidence, essentiellement parce qu'il y a une confiance. Ce qui prime avant tout c'est la confiance. Si le réalisateur a confiance dans le compositeur, dans sa capacité à rechercher, et même à se planter, car on peut se planter. Parfois avec le film de Nicole Garcia, j'ai fait 15 versions pour arriver à la version définitive. Donc il ne faut pas avoir peur de rater. De recommencer. Aujourd'hui c'est vrai que quand ça ne se passe pas bien, quand je sens que je bute trop longtemps, en général on arrête au bout d'un moment. Si je sens que le réalisateur n'est pas en confiance, et qu'en plus le contrat n'est pas signé, là pour le coup il vaut mieux renoncer. Quand quelqu'un n'a pas confiance, c'est désagréable. Je ne peux pas travailler ainsi. J'ai récemment travaillé avec une réalisatrice pendant 15 jours sur un thème, puis elle arrive pour notre rendez-vous et elle me dit que finalement elle a trouvé en écoutant Spotify un morceau qu'elle a mis sur les images et que ça fonctionne. J'avais quand même travaillé 15 jours sur la chose. Quand ça se passe ainsi c'est embêtant. Mais je ne pense pas que ce soit lié à l'époque. En tout cas j'aimerais beaucoup qu'on m'appelle davantage pour faire de la musique électronique. Par exemple, j'ai vu le film d'Audiard "Les Olympiades", avec la musique de Rone, que j'adore. J'adorerais faire ce genre de musique. Il y a quelque chose de lyrique, c'est mélodique, très cinématographique, en même temps il y a des sons inouïs, j'adorerais faire des musiques comme ça. Il y a énormément d'électro dans les films d'aujourd'hui, parfois j'ai envie d'abandonner l'orchestre et faire plus électro. Même si j'en fais un petit peu. Je l'ai fait parfois pour la télé, malheureusement en raison du peu de budget, en particulier pour Renault Bertrand. À chaque fois, je fais une super musique pour lui. Mais ce sont des téléfilms. Ça se diffuse une ou deux fois et ça meurt malheureusement.
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