Sans filtre (Suède) de Ruben Östlund.
Le suédois Ruben Östlund gagne sa deuxième palme après "The Square". Sa satire pleine d'outrance, de mysantropie et de ricanement était bien positionnée pour cette Palme en raison de son aspect festif (jeu de massacre) et du miroir tendu aux festivaliers qui rend le film adapté au contexte, à défaut d'être un bon film. Les divers emprunts musicaux participent au même effet de cynisme, de moquerie, de surplomb démiurgique, au même regard arrogant posé sur les personnages, tous antipathiques, par l'emploi de musiques affligeantes sensées représenter la vacuité des protagonistes.
il est à noter que depuis 20 ans, les Palmes contiennent majoritairement des musiques savantes préexistantes ("Le Pianiste", "Elephant", "The Tree of Life", "Amour", "Sommeil d'Hiver"), des musiques de source ("La Vie d'Adèle"), ou sont dénuées totalement de musique ("Fahrenheit 9/11", "L'Enfant", "4 mois, 3 semaines, 2 jours", "Entre les murs", "Ruban Blanc", "Oncle Boomee", "Moi, Daniel Blake" - excepté son générique). Un regain avait eu lieu ces trois dernières années avec "Parasite" et "Titane", deux réussites musicales.
Pour se souvenir que des Palmes d'Or pouvaient contenir des musiques et thèmes mémorables, nous vous invitons à écouter notre Podcast dédié avec 20 B.O de films palmés :
Panorama BO : Le Festival de Cannes en 20 musiques de Palmes d’Or [Podcast]
Close (Belgique) de Lukas Dhont
Après avoir doublé le poignant "120 battements par minutes" pour la Palme avec "The Square", Östlund a été aujourd'hui préféré à un autre film misant au premier degré sur une émotion sincère. Et musicalement, c'est aussi aux antipodes. Il s'agit là d'une partition qui entre en empathie avec son jeune personnage. Valentin Hadjadj retrouve le belge Lukas Dhont après "Girl" (2018) avec une partition mélodramatique (violons, flûtes, hautbois, piano) qui fait exister les sentiments enfouis du jeune garçon. La démarche est donc à l'extrême opposé de celle de la Palme d'Or, il s'agit ici d'une approche empathique, où la musique soutient l'émoi du personnage, sans cynisme, même si la faiblesse du film réside dans des intentions trop évidentes et un récit trop programmatique, sans mystère. La musique à elle seule porte le message du film, celui de savoir considérer les émotions.
Stars at Noon (France) de Claire Denis
A l'image d'un palmarès sans cohérence ni vision, voici une autre proposition, un thriller sensuel et moite qui fonctionne plus à la marge, plus en creux, plus dans les interstices que les deux films précédents du palmarès. Et pour soutenir l'errance d'une journaliste américaine (magnifique Margaret Qualley) en détresse bloquée sans passeport au Nicaragua la cinéaste retrouve les Tindersticks (Stuart A. Staples) pour un jazz serein (piano, basse, percussions, saxophone, cuivres) et presque impassible (ne prenant pas en compte les émois des personnages), ce qui en fait sa force. La musique illustre les déambulations, les divagations, la sensualité des rencontres, plus que convenir à un enjeu narratif.
Park Chan-wook pour "Decision to Leave" (Corée du Sud)
C'est le rare prix du Palmarès qui semble être vraiment à sa place. Le film rayonne en effet par sa mise en scène. Et comme la musique dans un film est aussi une question de mise en scène, la partition participe pleinement à cette réussite. Le compositeur coréen Jo Yeong-wook retrouve Park Chan-woo après "Oldboy" (2004), "Thirst, Ceci est mon sang" (2009), "Mademoiselle" (2016) et "The Little Drummer Girl" (2019). C'est une enquête criminelle lors de laquelle le détective tombe sous le charme d'une femme soupçonnée. La partition renforce la dimension émotionnelle par ses cordes affirmées, tout en soutenant l'action par des synchronisations à l'image. Oscillant entre suspense et mélodrame, la musique rappelle le style de Pino Donaggio (pour De Palma - "Blow Out", "Dressed to Kill" - dans un même esprit hitchcockien). Au delà des émotions, le compositeur exprime aussi une certaine étrangeté par une instrumentation hybride (percussions, instruments à vent, guitare, harpe, piano).
Boy from Heaven (Suède) par Tarik Saleh
Aucune musique composée pour ce film.
Hi-Han / Eo (Pologne) de Jerzy Skolimowski
Voir plus bas notre podium musical. Cette B.O figure en tête de nos musique préférées de la compétition. A l'image d'un film fou, repoussant toutes les frontières du cinéma, la musique contribue pleinement à une aventure hors du commun, à la frontière entre la fiction et l'expérimental, où la bétise humaine est relatée à travers les yeux d'un âne. Pawel Mykietyn retrouve son acolyte polonais Jerzy Skolimowski après "Essential Killing" (2011). Ses notes provoquent le même effet de sidération que des images d'une puissance vertigineuse, entre dûreté et onirisme. La musique continue humanise la bête, lui attribue une émotion, de la surprise, et fait exister un monde hostile. L'instrumentation singulière se base sur les solistes, où chaque instrument représente une individualité, avec une guitare, une harpe, un hautbois, un violon solo, le cor, et le piano. Le cinéaste a par ailleurs intégré un concerto de Mykietyn lui-même, et une pièce de Beethoven dans laquelle des ruptures successives entre le piano fragile et la masse orchestrale participent à la sensation d'instabilité qui règne dans ce film.
Les Huit montagnes (Italie) de Felix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch
C'est résolument avec la Palme le film le moins aimé du Palmarès, en raison de son sentimentalisme de Carte Postale, sa nostalgie de diaporama, au milieu des Alpes italiennes. Pourtant, musicalement, une bonne idée était de faire appel à un auteur-compositeur-interprète (Daniel Norgren), intégrer ses chansons, tout en lui demandant de composer des instrumentaux. Mais une bonne musique de film réside aussi dans la capacité pour des cinéastes de l'intégrer habilement. Ici, les chansons (au nombre de 18 !) reviennent par intermittence jusqu'à épuisement pour chapitrer le récit et appuient encore plus un ton déja fortement nostalgique, et confèrent au film l'esprit d'un album de vignettes. Par ailleurs cette histoire centrée sur deux amis de l'enfance à l'âge adulte qui vire au drame ne surprend pas puisque dès le début du film les compositions originales proposent des sonorités tendues qui semblent annoncer ce qui va se produire, sans véritablement engendrer de suspens.
Prix du 75ème
Tori et Lokita (Belgique) de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Comme dans tous leurs films, aucune musique n'a été composée.
Zar Amir Ebrahimi dans Les Nuits de Mashhad
Autre prix contestable dans ce palmarès mitigé avec une deception. Nous avions aimé "Border" (2019). Le tandem se retrouve ici, mais le compositeur danois Martin Dirkov avec le réalisateur iranien Ali Abbasi ne renouvelle pas l'exploit de flirter habilement avec le genre. Ici, tout est lourd. Ce film criminel consacré à un serial killer qui s'attaquait la nuit aux prostituées à Téhéran en 2011 est souteni par une musique appuyant chaque scène de crime comme dans un film d'horreur, avec un oud dissonant. Ce mélange entre la sonorité orientale et la convention de genre pouvait être habile, mais cette tension musicale permanente nous éloigne du réel, en atténue même la portée, pourtant d'une grande gravité, inspirée d'un véritable histoire, dont l'enjeu politique portée par la comédienne a surement encouragé ce prix. Ainsi un motif insistant trace le parcours du tueur et le caratérise en mal absolu (un peu à la manière d'un Hannibal Lecter dans le Silence des Agneaux).
Song Kang-ho dans Les Bonnes étoiles
Le compositeur Jung Jae-il revient au palmarès puisqu'il s'agit du compositeur de "Parasite" de Bong Joon Ho. Il apparait ici puisque le japonais de Hirokazu Koreeda a tourné son film en Corée du Sud. Pourtant la partition reste fidèle à l'esprit musical du cinéaste, légère, positive, à la fois tendre et pudique, faisant dominer le piano. Ce qui prouve qu'un compositeur au cinéma fait souvent la musique du cinéaste.
War Pony (États-Unis) de Riley Keough et Gina Gammell [Un certain regard]
Musique de Christopher Stracey & Mato Wayuhi.
Mention spéciale : Plan 75 (Japon) de Hayakawa Chie [Un certain regard]
Rémi Boubal signe la musique de ce premier film franco-japonais de Chie Hayakawa, avec une partition parcimonieuse de cordes, de piano, flûte, exprimant une douceur, en contraste avec le récit habité par la vieillesse et l'approche de la mort. • Lire notre entretien-podcast du compositeur.
*La selection Un Certain Regard est reprise à Paris cette semaine. Les commentaires musicaux de ces films seront enrichis ces prochains jours une fois vus.
"Les Pires" de Lise Akoka et Romane Gueret
Aucune musique composée pour ce film.
"Joyland" de Saim Sadiq
Musique de Abdullah Siddiqui, artiste de musique electronique.
"Metronom" de Alexandru Belc.
Aucune musique composée pour ce film.
Vicky Krieps dans "Corsage" de Marie Kreutzer
La chanteuse et compositrice Camille signe la musique de cette biographie historique autrichienne sur Élisabeth d’Autriche (Sissi), incarnée par Vicky Krieps.
Adam Bessa dans Harka de Lotfy Nathan
Le percussionniste et compositeur américain Eli Keszler signe la musique de ce premier film tunisien Lotfy Nathan.
"Mediterranean Fever" de Maha Haj.
Munder Odeh signe la musique du film palestinien de Maha Haj.
Rodéo de Lola Quivoron
Kelman Duran signe la musique du premier film de Lola Quivoron.
La Jauría d’Andrés Ramírez Pulido
Pierre Desprats signe la musique du thriller colombien de Andrés Ramírez Pulido sur l'incarcération du jeune Eliú dans un centre expérimental pour mineurs au cœur de la forêt tropicale colombienne. La musique contribue par ses nappes à nous faire ressentir l'ambiance moite de la forêt, le climat de torpeur, tandis que des percussions primitives marquent la sauvagerie des soudains instants de violence. Par ailleurs, une présence vocale instaure une étrangeté. • Lire notre entretien-podcast du compositeur.
La Montagne, de Thomas Salvador
Chloé Thévenin ("Arthur Rambo") fait la rencontre de Thomas Salvador sur cet exil en montagne, ce bivouac en altitude, cette immersion fantastique, et cette romance. Ses notes electroniques aériennes, amples, illustrent l'aspiration du personnage pour les sommets enneigés tout en convoquant la part invisible des sentiments et une présence celeste. • Lire notre entretien-podcast du réalisateur et de la compositrice.
La musique originale a parfois du mal à se faire entendre à Cannes. D'autant plus cette année quand les génériques de films sont coupés (le son coupé) lors de certaines séances pour laisser place aux questions-réponses. Le compositeur, rarement inclus dans les équipes de films (en conférence de presse, sur scène), reste sur sa chaise, et constate dans le même temps que sa musique est coupée.
Cette année, la SACEM a eu la bonne idée d'organiser une marche des compositeurs (sur le fameux tapis rouge), mais ce fut alors un lot de consolation. Elle déplore d'ailleurs l'absence de Palme pour la musique. Pourtant, dès la création du festival, un prix existait, mais de manière aléatoire, pas chaque année. Un "Prix de la meilleure partition musicale" (appellation officielle) était ainsi remis en 1946 (à George Auric pour "La symphonie pastorale"), en 1949 (à Diaz Conde pour "Pueblerina"), en 1951 (à Joseph Kosma pour "Juliette ou la clef des songes"), en 1952 (à Sven Skold pour "Elle n'a dansé qu'un seul été"), puis un break de 25 ans pour un unique retour en 1977 où le prix est remis à A.C. Montenaro et Norman Whitfield pour "Car Wash". Et depuis... plus rien.
Ainsi, si jamais une Palme était remise à un compositeur de la compétition, elle aurait pu faire partie de ce podium :
La présence de compositeurs dans le jury (désignant bien les compositeurs pour le cinéma, pas des chanteurs ou divers artistes de scène) est aléatoire au gré des 75 compétitions. D'abord régulière (de 1949 à 1994) avec des absences ne dépassant pas 6 ans (on peut même relever une belle série en 84/87/88/89/91 avec Morricone/Piovani/Sarde/Delerue/Vangelis), ce siège d'un compositeur au jury a presque disparu depuis 1994 (année de la présence de Lalo Schifrin). Alexandre Desplat a été juré en 2010, 22 ans après Schifrin, puis Gabriel Yared en 2017.
Gabriel Yared dans le jury du 70e Festival de Cannes
Alexandre Desplat au Jury de Cannes
Philippe Sarde livre quelques anecdotes sur sa présence au Jury
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)