L'opulent documentaire de Tornatore est un bijou pour ceux qui, de près ou de loin, s'intéressent à ce phénomène de la Pop culture qu'est « Morricone ». Une vie entière au service de la musique, de la composition pour le grand écran, mais pas que. La composition musicale ! Une activité qu'il débute à 11 ans et qui s'achèvera à sa mort, à l'âge vénérable de 91 ans, sans véritable interruption. Certes, tout n'a pu y être dit ni même entendu. Peu importe. Malgré des hommages finaux un peu trop appuyés, le résultat est à la hauteur du personnage. Nous en profitons pour présenter ici quelques clefs de compréhension de son œuvre musicale, en complément de l'article de Benoît Basirico publié au moment de la sortie du documentaire (sur Cinezik). En revanche, nous passerons outre les données biographiques, que tout un chacun pourra aisément retrouver.
Les mélodies du maestro sont aisément mémorisables par le grand public, tout autant que son style inimitable, et expriment une palette considérable d'émotions et de situations. Ainsi « Le clan des Siciliens » d'Henri Verneuil (1969) dans lequel des destins opposés se croisent. La mélodie est le fruit d'une association pour le moins inattendue de Morricone. Ce dernier propose au réalisateur deux thèmes qui n'en feront bientôt plutôt qu'un, voué au succès que l'on sait. C'est ce dont témoigne le réalisateur sur le plateau de « Règles de trois » (à écouter via Radio France, au micro de Jacques Chancel en 1997).
Par ailleurs, Morricone excelle dans les récupérations de mélodies issues du classique et ancrées dans la culture générale. En 1973 dans « Mon nom est personne », la horde sauvage est ainsi accompagnée d'un arrangement sur le thème célèbre de Wagner : « La chevauchée des Walkyries » (écoute sur Youtube). Un thème pastiche plein d'ironie dans lequel le grand orchestre wagnérien est remplacé par un ocarina, un piano et un instrument impossible à identifier. Il est vrai que le genre pastiche est un genre que connaît très bien Morricone, pour le manier depuis ses 6/7 ans... Ce film est aussi l'occasion de mettre en avant, l'une des innombrables signatures du maître : les descentes harmoniques. Dans le générique (à écouter sur Youtube), le thème principal s'accompagne de voix qui développent leur propre thème, dans l'aigüe. La basse, elle, n'en finit plus de descendre dans les graves.
Les influences de Morricone sont nombreuses : De Monteverdi à Boulez en passant par Stravinsky. Il revendique peut-être les sonorités du « Freischutz » de Weber comme possible explication de ses musiques de western.
Les orchestrations de Morricone sont une marque de fabrique incontestable. Le maestro n'aime pas les grands orchestres standards qui sonnent parfois un peu « fanfare ». Or, le quotidien de l'existence est beaucoup plus disparate. Le résultat est parfois un peu rococo, au sens d'un foisonnement d'instruments qui vire un peu à l'excès. Non par excès au sens d'un débordement nauséabond, mais excès dans le sens de pousser voix et instruments jusque là où l'on n'a pas l'habitude de les entendre, jusque là où ils n'ont pas l'habitude d'aller. Mais le résultat est d'une efficacité évidente et constitue un summum de la musique de films. C'est ce que l'on peut entendre, par exemple, dans « Vamos a matar companeros » (1970, à écouter sur YT). Qui peut ainsi utiliser des voix poussées jusqu'à la déformation sans que personne ne dise « Qu'est-ce que c'est que ça ? »
Le recours aux bruits apparaît également fondamental dans l'œuvre du maestro. Tous les bruits l'intéressent et il les utilise comme élément musical à part entière. C'est une révolution dans l'orchestration, évolution que l'on trouve jusque dans les chansons avec l'utilisation d'une machine à écrire pour représenter le travail à l'usine. C'est ainsi en 1961, dans la chanson « Io Lavoro » (à écouter sur YT) chantée par Gianni Meccia. Mais ce sont aussi les battements de cœur qui s'accélèrent, et les cris d'une femme qui agonise dans « L'oiseau au plume de cristal » en 1971 (à écouter sur YT) ; autant de bruits du quotidien qui jouent leur propre partition dans les films. Ou encore l'imitation du braiement de l'âne dans « Deux mules pour sœur Sarah » en 1970 (à écouter sur YT). Mais parmi les éléments inattendus, le grand public retiendra notamment le siffleur, symbole de ce cowboy crasseux si bien campé par Clint Eastwood et censé faire contrepoint à son homologue, campé par le toujours très propre sur lui, John Wayne. Le siffleur, c'est Alessandro Alessandroni (et non Curro Savoy, une confusion qui fait hurler les afficionados italiens...), un ami d'enfance de Morricone qui le fera venir sur « Pour une poignée de dollars ». De fait, on l'entend dans de nombreux westerns spaghettis. Alessandroni est également connu pour avoir prêté sa voix à un thème promis à un grand avenir, que ce soit dans « Benny Hill » ou dans le « Muppet Show » : « Mana Mana » composé par Piero Umiliani (à écouter sur YT). Autre procédé inattendu que l'on entend dans « Il était une fois dans l'Ouest » : serrer la gorge du joueur d'harmonica pour modifier radicalement la sonorité.
A partir de 1965, Morricone compose et joue de la trompette au sein du groupe avant-gardiste « Nuova Consonanza », par ailleurs toujours actif (voir son site). "Nuova Consonanza" est une association culturelle musicale à but non lucratif, qui vise à diffuser la connaissance de la musique contemporaine italienne et étrangère, avec une référence particulière à la valorisation de la nouvelle musique. Nuova Consonanza vise à produire et diffuser la musique contemporaine afin d'assurer une présence pertinente de celle-ci dans le monde de la musique et de la culture, offrant des opportunités de rencontre entre générations de compositeurs. Il vise à accroître la visibilité du répertoire musical et performatif du présent à travers des événements musicaux et multimédias, des débats, des conférences, des publications et des enregistrements, des séminaires didactiques, des ateliers pour les écoles, des conférences. » Morricone intègre ce groupe en 1966, à l'âge de 38 ans. « La musique que nous faisions était improvisée à partir d'exercices ciblés : nous faisions des mois et des mois d'improvisation sur des paramètres bien précis, nous nous enregistrions, le soir on s'écoutait encore et encore. On se critiquait. C'était très prudent", explique Ennio Morricone dans une interview disponible sur YT. Ce qu'il ne peut faire au cinéma pourra s'exprimer ici moyennant une intarissable improvisation. Leur premier disque sort en 1964, sous le titre : "Gruppo Improvvisazione Nuova Consonanza" (à écouter sur YT). Cette expérience musicale ne doit en aucun cas être considérée comme secondaire. Elle constitue bien au contraire le cœur de l'une des deux voies musicales majeures du maître : la musica assoluta (musique absolue) et la musica applicata (musique appliquée). La première est une musique résolument atonale, dissonante, fondée sur l'improvisation, l'expérimentation, le sérialisme (à écouter sur YT). La seconde est à destination du cinéma ; une musique que le maestro dit être contrainte par l'image et réservée à un public de culture moyenne. Les expérimentations à la trompette faite par Morricone dans ce groupe - et bien d'autres éléments aussi - se retrouvent notamment dans la musique de « Danger Diabolik » en 1968 (à écouter sur YT).
Mais l'une des clefs les plus importantes de l'œuvre de Morricone réside dans sa capacité à faire fusionner les deux styles musicaux évoqués dans le paragraphe précédent.
Prenons deux exemples : « Peur sur la ville » en 1975 (écoute sur YT) et « Les Incorruptibles » (plus particulièrement « Machine Gun Lullaby » - écoute sur YT) en 1987. Dans le premier exemple, on peut entendre un ostinato à la basse, un motif répété de façon lancinante. Le thème sifflé à l'aigüe relève de la musique appliquée. C'est celui du voyou nocturne (ou du commissaire campé par Bébel, aux méthodes pour le moins peu orthodoxes). La partie médiane est très dissonante et relève de la musique absolue. La superposition de ces deux thèmes dans deux registres aussi différents qui n'en font finalement plus qu'un, symbolise la lutte entre Belmondo (sorte de Harry Callahan à la française) et Minos, le tueur en série borgne. Le tout pour un excellent film de série B caractéristique du dimanche soir, propre à une époque désormais révolue. Dans le deuxième exemple, on peut entendre deux thèmes distincts : la comptine pour enfants (le landau dans les escaliers) et les tenues dissonantes/atonales (musique absolue) symbolisant le danger que les tueurs d'Al Capone vont faire courir au bébé.
Dans chaque exemple, l'union des deux motifs musicaux permet la mise en tension dramatique. Dans une même scène on voit cohabiter deux univers antagonistes : l'enfance et le banditisme. J'avais dans un article précédent, évoquer la thématique de l'utopie propre à ce type de superposition musicale (à retrouver ICI). Prendre des éléments musicaux hétéroclites voire opposés, et en faire un tout cohérent pour musicaliser des existences qui, pour le meilleur et pour le pire, évoluent dans un même plan d'existence : c'est cela l'utopie musicale morriconienne. Elle se traduit par le surgissement de la dissonance dans le mélodique.
Morricone écrit directement le conducteur d'orchestre et sur papier, afin de vérifier la verticalité harmonique. Dans son bureau, l'informatique n'a pas sa place ; on y travaille à l'ancienne... Mais ses musiques de films n'ont pas été composées pour être données en concert. Ce sont des musiques résolument au service du film. A tel point que sur le plateau des films de Sergio Leone, la musique est passée pendant que les acteurs jouent leur rôle. Les donner en concert nécessite fréquemment une réorchestration. Pour le cinéma, les différents instruments sont enregistrés séparément avant d'être mixés. Une pratique fréquente qui n'est pas l'apanage du maestro mais qui répond, ici en particulier, à une logique de faisabilité. Le film « Mission » de Roland Joffé (1986) est un film qui ramène le compositeur à sa foi catholique. On y entend une profusion d'ambiance sonore : le chant des Guarani, la musique classique évoquant la noblesse du XVIIIe siècle (clavecin), la musique religieuse de la Contre-réforme (Ndlr : lire l'article du même auteur sur la musique de "Mission" sur Cinezik). Autant d'éléments rassemblés dans la piste finale du film : « On Earth As It Is In Heaven » (à écouter sur Dailymotion, on y retrouve les descentes harmoniques évoquées dans la première partie). A se demander ce que Morricone aura écrit de plus magnifique... Mais alors pourquoi cette piste n'est jamais donnée en concert ? On entend généralement le thème principal repris au hautbois mais c'est tout. Simplement parce qu'il s'agit d'une piste impossible à donner en concert. Seul un pupitre de mixage peut la rendre audible. En effet, comment un hautbois (et le clavecin) pourrait-il s'entendre si distinctement avec, derrière lui, le Philarmonique de Londres au grand complet avec chœur, chœur ethnique, percussions classique et ethnique ? Il faut alors recourir au mixage pour rééquilibrer artificiellement les voix. Ou à une réorchestration de l'accompagnement pour que l'exécution soit possible.
Dans le cinéma actuel, notamment hollywoodien, un film de deux heures se doit d'imposer une musique d'au moins une heure trente... La pertinence de l'ensemble n'y gagne pas forcément, sauf à vouloir y trouver un moyen pour cacher les faiblesses scénaristiques. Or Morricone sait ne pas composer. C'est ce que l'on peut entendre dans « The Best Offer » de Tornatore (2013). Une musique si discrète qu'elle passe volontiers inaperçue, comme dans le passage où Geoffrey Rush livre son verdict sur une toile qui n'est en réalité qu'une copie de Veliante. C'est au moment où l'expert pose son verdict implacable que la musique s'arrête. A partir de ce point-là, elle devient inutile, sauf à considérer la parole de l'expert comme la seule musique nécessaire.
Morricone a su composer au fil des décennies un style musical inimitable, lui permettant de se différencier de la concurrence. Il y aurait d'autres clefs de compréhension à aborder. Sa capacité à se remettre sans cesse en question pour éviter la routine, en considérant qu'un nouveau langage est toujours possible. La reconnaissance viendra tardivement, après un oscar raté pour « Mission » au profit d'un autre film, que tout le monde a oublié. Un rendez-vous manqué reconnu comme tel depuis... Parmi les clefs, il faudrait aussi mettre en avant sa femme, Maria Travia. Du propre aveu du maestro, sans elle, Morricone n'aurait jamais existé. Une telle quantité de travail suppose immanquablement quelqu'un pour l'épauler. Il faudrait aussi aborder ses capacités de travail qui l'ont poussé à accepter de travailler sur plusieurs films par an, parfois au prix de quelques égarements. « Kalidor » (1985) est une réussite musicale incontestable, mais pour un film dûment répertorié sur le site Nanarland !!! Un thème repris comme générique pour l'émission « Franck Ferrand Raconte. » Que reste-t-il à découvrir de Mr Ennio Morricone ? Après le documentaire de Tornatore, à peu près tout, puisqu'on continue de ressasser les westerns spaghettis...
• Retrouvez notre Podcast (en 3 parties) consacré à Morricone :
Interview B.O : Pierre Desprats (Les Reines du drame, de Alexis Langlois)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)