Cinezik : Vous êtes invité d'honneur aux World Soundtrack Awards, que représente cet hommage pour vous ?
Mark Isham : Eh bien, c'est très gratifiant. C'est une cérémonie prestigieuse dont j'entends parler depuis des années. D'avoir été invité est donc pour moi un grand honneur et c'est aussi très excitant qu'un orchestre de classe mondiale joue ma musique. Je vais même jouer avec eux sur certains passages, donc tout cela est très palpitant !
Votre parcours est assez atypique dans la mesure où vous avez développé deux carrières en parallèle : improvisateur de jazz et compositeur de musiques de films. Comment ces deux univers se rejoignent-ils pour vous ?
M.I : Pendant les vingt premières années de ma carrière, j'ai réussi à équilibrer les deux. Et puis l'industrie de la musique a changé, j'ai eu des enfants et c'est devenu plus intéressant pour moi de travailler à la maison et voir grandir mes enfants plutôt que d'être en tournée. Et puis le monde du jazz a changé et c'est devenu difficile pour moi de continuer avec mon style. Je continue à faire des enregistrements de temps en temps mais le cinéma me prend beaucoup de temps, ce dont je suis très heureux. Les deux univers se nourrissent finalement bien l'un l'autre. Le fait d'improviser annule l'angoisse de la page blanche. Quand je rentre sur scène et que je dois improviser devant le public, je ne peux pas me permettre d'être en manque d'idées. C'est pareil quand je dois composer une musique tard le soir : je joue, tout simplement. Le fait de créer dans l'instant en tant qu'artiste de jazz me donne donc une certaine confiance en tant que compositeur.
Cela doit beaucoup aider avec les délais très courts en musique de film. Improvisez-vous votre musique de film ou bien avez-vous le temps d'y revenir ensuite ?
M.I : Je prends quand-même le temps d'y revenir car c'est une chose de pouvoir composer en temps réel mais il faut s'assurer que la musique convienne à la scène. Si la musique ne correspond qu'à moitié au minutage de la scène, c'est là qu'intervient la partie plus intellectuelle et il faut alors baliser les choses de manière plus pragmatique.
Lorsque vous composez une musique de film, à quelle étape préférez-vous commencer à travailler ? Êtes-vous plutôt inspiré à la lecture du scénario ou bien au visionnage des images ?
M.I : J'aime lire le scénario mais je commence vraiment à m'impliquer lorsque le film est monté de manière assez élaborée. Je suis davantage touché par les images et les acteurs incarnant leurs personnages. Je commence donc lorsque le réalisateur sent que le film qu'il a monté reflète au mieux l'histoire qu'il veut raconter.
On sait que le montage d'un film requiert souvent l'utilisation de musique temporaire (cf Temp Track), ce qui peut souvent devenir une charge pour les compositeurs. Comment arrivez-vous à gérer ce paramètre ?
M.I : J'essaye d'en tirer des choses et j'ai des discussions très spécifiques avec les réalisateurs et monteurs à ce sujet. Quand un réalisateur me dit : "Ce Temp Track est parfait, il n'y a rien à changer" j'essaye de le mener à une réflexion sur les alternatives possibles. Sont-ils vraiment fous de cette flûte ? Aiment-ils vraiment ce violon qui entre à tel moment ? Et si on essayait de le faire entrer un peu plus tôt ? Et petit à petit, ils prennent conscience que la musique temporaire peut être modifiée et améliorée, et vous pouvez ainsi créer quelque chose d'original. J'essaie de garder les éléments qui la font si bien fonctionner tout en essayant de l'améliorer de mon côté.
Le montage de « Et au milieu coule une rivière » comportait une musique celtique qui a finalement fait sens pour vous et vous a permis de poser les bases pour cette B.O. Il y a donc des cas où la musique temporaire peut aussi être votre amie, j'imagine ?
M.I : Tout à fait, la musique temporaire peut être votre amie. Un compositeur peut écrire cinq bandes originales différentes pour un film sans qu'aucune d'entre-elles ne fonctionne, ce qui représente des mois de travail, tandis qu'on peut tester cinq différentes musiques temporaires en une semaine et définir plus rapidement l'essence musicale du film. Ça peut donc être un outil de travail très appréciable.
Le travail est-il plus facile lorsque vous travaillez de manière récurrente avec un réalisateur, comme avec Robert Redford, par exemple ?
M.I : Je pense, oui. Quand vous connaissez bien les goûts d'un artiste et la manière dont il communique, cela aide clairement. Vous savez, c'est surtout une histoire de communication, être capable d'exprimer ses idées et accepter les idées des autres. Plus la relation est bonne avec quelqu'un et plus vous comprenez comment il communique, mieux ce sera. J'ai fait quatre films avec M. Redford et il se trouve qu'il est remarquable pour communiquer, ce qui est pour moi l'une des raisons de son succès.
Pour vous, qu'est-ce qui a le plus changé dans le paysage de la musique de film depuis que vous avez démarré il y a quarante ans ?
M.I : Oh, seigneur... Eh bien déjà, la technologie a énormément changé. À l'époque où j'ai commencé, les ordinateurs n'étaient pas encore des instruments à part entière. Je faisais donc mes maquettes sur des cassettes, ce qui prenait énormément de temps et d'effort. Maintenant, on compose directement avec les sons qui seront utilisés dans le mixage final. Très peu de personnes écrivent la musique sur papier de nos jours. On est vraiment à l'ère des ordinateurs pour composer désormais. C'est probablement ce qui a le plus changé. Maintenant, pour ce qui est de raconter une histoire, je dirais que c'est resté la même chose. La narration reste la narration. Les réalisateurs ont les mêmes préoccupations et intérêts qu'il y a quarante ans. Mon travail qui consiste à amplifier la tristesse ou joie d'une scène est finalement resté le même et ça ne changera jamais.
Quelle est, selon vous, la première qualité que doit avoir un compositeur de musiques de films ?
M.I : Je pense que c'est surtout la capacité à communiquer, accepter ce que vous disent les gens et être prêt à interagir avec eux, exposer votre point de vue sans être combatif et le rendre audible. Ça va de soi que vous devez savoir bien composer. Mais ce talent ne peut réellement être mis en valeur que dans votre manière de travailler avec les autres.
Aviez-vous déjà cette capacité à travailler avec les autres lorsque vous avez démarré ou bien avez-vous eu à développer cette qualité avec le temps ?
M.I : Je pense que j'ai fait quelques erreurs au début et ça m'a appris des choses. Aujourd'hui, je pense comprendre beaucoup mieux ce critère, ce qui me permet d'aider et de guider mes partenaires à réussir leur film.
Cette année, vous êtes revenu au cinéma d'action avec « Blacklight » (de Mark Williams) et « Un talent en or massif » (de Tom Gormican, avec Nicolas Cage). Vous avez dû vous amuser !
M.I : Oui, les films d'actions demandent beaucoup de travail mais son très amusants à faire. Il y a beaucoup d'adrénaline et de morceaux très précis et rythmés à composer. Mon travail est donc très mathématique dans la synchronisation avec les images mais requiert aussi une part artistique. C'est donc très endurant mais amusant à faire.
Lorsqu'il s'agit de composer une mélodie, avez-vous une méthode de travail particulière ? Vous rapprochez-vous de votre instrument initial, la trompette ?
M.I : Ces derniers temps, je compose principalement au piano. Si je dois composer une bande originale mélodieuse, je prends du papier à musique, un crayon et m'installe au piano qui appartenait à ma grand-mère. À une époque, ma trompette était sur mon bureau de composition avec un microphone, ce qui me permettait de m'enregistrer à la trompette pour composer. Mais ces dernières années, j'utilise surtout du piano car il permet de trouver des harmonies. Et parfois, je démarre simplement avec des enchaînements d'accords car ils vous donnent une émotion immédiate. Trois accords précis peuvent définir un état émotionnel. Si je parviens à trouver ces accords, les mélodies vont commencer à arriver d'elles-mêmes et je retiendrai celle qui me semble la plus pertinente.
Pour vous, quel est l'aspect le plus difficile de ce métier et celui le plus satisfaisant ?
M.I : Le plus difficile est de gérer le nombre de gens qui ont un avis sur votre travail. J'ai souvent remarqué que plus le budget d'un film est élevé, plus il y aura de gens pour surveiller ce que vous faites. Sur les films indépendants, je travaille seulement avec le réalisateur qui a carte blanche car le producteur lui fait confiance. Quand vous faites un film Marvel, un cahier des charges doit être rempli pour correspondre aux attentes d'une audience de 50 millions de personnes. Il faut donc comprendre cela et être prêt à s'y frotter. Le réalisateur a beau être content de votre travail, il faut ensuite que les trois producteurs du film soient contents aussi. Mais, une fois de plus, si vous arrivez à communiquer, vous pouvez vous en sortir. Le moment le plus satisfaisant est quand l'orchestre joue votre musique pour la première fois. Quand vous êtes dans un beau studio avec 85 musiciens et que vous entendez votre musique pour la première fois, c'est toujours aussi grisant. C'est pourquoi l'idée d'aller à Gand pour entendre l'Orchestre Philharmonique de Bruxelles jouer ma musique est tout simplement jubilatoire.
Quels sont vos projets pour le futur ?
M.I : Actuellement, je travaille sur un film intitulé « True Haunting » (ndlr : film d'horreur de Gary Fleder prévu aux USA pour janvier 2023) ainsi que « Shooting Stars » (ndlr : de LeBron James, la star du basketball qui adapte ses mémoires, pour les studios Universal).
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Evènement : World Soundtrack Awards 2022 : Mark Isham, Bruno Coulais et Nainita Desai au programme • 22 octobre 2022
• A paraitre (CD) : "Mark Isham - Music for Film"
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