par Benoit Basirico
- Publié le 28-05-2023Il est à noter que depuis 20 ans, les Palmes contiennent majoritairement des musiques savantes préexistantes ("Le Pianiste", "Elephant", "The Tree of Life", "Amour", "Sommeil d'Hiver"), des musiques de source ("La Vie d'Adèle", "Sans filtre"), ou sont dénuées totalement de musique ("Fahrenheit 9/11", "L'Enfant", "4 mois, 3 semaines, 2 jours", "Entre les murs", "Ruban Blanc", "Oncle Boomee", "Moi, Daniel Blake" - excepté son générique). Un regain avait eu lieu avec "Parasite" et "Titane", deux réussites musicales. Et, malgré son absence de musique originale, la Palme de cette année entreprend néanmoins une astucieuse intégration musicale qui façonne la mise en scène et les enjeux narratifs.
Le troisième long-métrage de Justine Triet débute dans une maison de montagne, une femme est en entretien avec une autre tandis qu'une musique assourdissante ("P.I.M.P" de Bacao Rhythm & Steel Band) provient de l'étage. Le drame judiciaire et familial à venir est déjà en germe à travers cette présence musicale inaugurale qui envahit tout l'espace sonore et incarne le pouvoir nocif d'un homme (Antoine Reinartz) hors champs qui nuit à la sérénité de sa femme (Sandra Hüller) qui doit interrompre l'entretien. Lorsque le mari est retrouvé mort au pied de leur maison, cette musique prend une dimension particulière, elle devient un élément de la suspicion de culpabilité. Leur fils malvoyant de 11 ans (Milo Machado Graner) a lui aussi sa petite musique, plus apaisée, en jouant au piano un prélude de Chopin (réellement interprété par le jeune acteur).
Mica Levi retrouve Jonathan Glazer après "Under the Skin" (2014) au coeur de la deuxième guerre mondiale dont les horreurs sont laissées hors champs puisque nous demeurons auprès d'une famille allemande dans une maison avec jardin à côté du camp d'Auschwitz. Les atrocités qui se jouent sont représentées par le travail sur le son (des fusils, des cris...), et une musique qui prend la forme d'une sirène assourdissante (convoquant l'irreprésentable face à des plans comme des cartons de couleur - rouges, noirs, blanc - laissant entrevoir le drame par l'écoute et l'asbtraction).
En dehors de la transcription pour piano d'un extrait de "Thaïs" (acte 2 : méditation), l 'opéra de Jules Massenet, à la fin du film, il n'y a pas de musique dans la romance culinaire de Tran Anh Hung sur la relation entre le célèbre gastronome Dodin (Benoît Magimel) et sa cuisinière Eugénie (Juliette Binoche) dont la passion amoureuse est étroitement liée à la pratique de la gastronomie. De longues scènes s'attachent aux gestes pour confectionner les plats, dans un silence presque cérémoniel.
L'illustre compositeur Ryuichi Sakamoto (Furyo, Le dernier empereur), décédé le 1er avril 2023, a fait la rencontre de son compatriote japonais Hirokazu Koreeda pour ce drame intime et sentimental déguisé en thriller. Il a proposé un mélange de compositions nouvellement écrites ainsi que certaines de ses musiques préexistantes, les deux étant étroitement liés dans un style minimaliste associant le piano aérien et une texture planante de synthé, enrichi d'une discrète présence vocale. Le lien affectueux entre deux jeunes garçons est relaté par un récit mystérieux construit de manière éclatée (le dévoilement narratif est progressif, faisant vivre les même scènes de points de vue différents). La partition instaure ainsi le lien émotionnel de l'histoire en pointillé, comme un fil rouge tissé, et relate en souterrain les sentiments et maux enfouis des personnages.
Aki Kaurismäki renoue avec ses personnages issus du prolétariat ("Shadows in Paradise", "Ariel", "La Fille aux allumettes"...). La rencontre de deux personnes solitaires, Ansa et Holappa, par hasard une nuit à Helsinki est le départ d'une quête d'amour et de bonheur alors que les obstacles entravent l'idylle (un accident, la perte d'un numéro). Comme toujours chez le cinéaste finlandais, la simplicité est émouvante, l'humanité est éclatante, quand une incapacité à s'exprimer par les mots laisse les paroles de chansons (entendues à la radio, ou bien jouées par un groupe dans un bar) relater la pensée et situations des personnages, avec un zeste d'ironie (jouant un lien, un dialogue, qui n'a pas lieu). Les artistes incluent des noms connus en Finlande tels que Olavi Virta, Janne Hyytiäinen et The Hurriganes, ainsi que des classiques internationaux comme le tango Carlos Gardel et une sérénade de Franz Schubert.
Nuri Bilge Ceylan illustre son drame par quelques notes de piano (extrait de "La Traviata" de Giuseppe Verdi) tandis qu'un basson (extrait d'un adagio de Philip Timofeye) est lié à Nuray, jeune professeure (Merve Dizdar, Prix d'interprétation à Cannes), apparaissant en même temps que le personnage, brièvement au début, puis essentiellement dans la dernière partie.
Dans sa chronique tournée au Japon (sur le quotidien d'un agent d'entretien des toilettes publiques de Tokyo qui s'avère être poète et photographe à ses heures perdues), Wim Wenders ponctue le périple de son personnage par des titres de rock vintage (puisque le personnage écoute des K7 dans sa camionnette) avec des artistes tels que The Animals, Patti Smith, The Rolling Stones, Lou Reed, The Velvet Underground, Otis Redding, The Kinks, Van Morrison. Le final propose une version au piano de "Perfect days" de Lou Reed.
Drame vietnamien de Thien An Pham. Nous l'avons pas encore vu.
James Jacobs signe la musique du premier film britannique de Molly Manning Walker sur trois copines en vacances entre fêtes, cuites et nuits blanches. On entend alors essentiellement des morceaux festifs préexistants, tandis que la musique originale entre dans l'intimité de la jeune femme qui subit un évènement traumatique, avec des sonorités plus ethérées.
Pauline Rambeau de Baralon signe la musique du premier film du réalisateur marocain Kamal Lazraq. Dans ce film criminel, la musique est utilisée avec parcimonie, comme pour mieux souligner l'intensité de chaque note. La clarinette, élément central, se fait entendre comme un souffle, un murmure musical qui accompagne les déplacements nocturnes du père et de son fils dans un périple à travers les faubourgs populaires de Casablanca pour cacher un corps. Une tension est palpable comme leur lien familial sous-jacent. C'est précisément dans des moments de déplacements, lorsque les personnages sont en voiture, que la musique intervient le plus souvent, comme un contrepoint à l'action, créant une atmosphère presque irréelle qui contraste avec la brutalité de la situation. Chaque note de la clarinette semble alors porter l'angoisse et la peur de ces deux êtres confrontés à l'inacceptable.
Le groupe de musique électronique indonésien Gabber Modus Operandi, conduit par Kasimyn et Ican Harem, fournit la musique du premier film malaisien d'Amanda Nell Eu. Le film raconte l'histoire d'une fille de 12 ans qui exprime son désir de liberté dans une petite communauté rurale sectaire en Malaisie. La musique, tout comme le personnage en rébellion qui ressemble à un tigre déchaînant sa rage, se manifeste par des éruptions et des apparitions soudaines, n'hésitant pas à pousser à l'extrême. Tout comme le film, qui est un mélange de différents genres (chronique, satire, film de monstres), la B.O est une explosion de différents registres, alternant entre des morceaux techno énergiques et des notes plus intimes.
Alexandre de La Baume signe la musique du drame de Iris Kaltenbäck sur une sage-femme (Hafsia Herzi) qui enlève l'enfant de son amie pour faire croire à son amoureux qu'ils sont les parents. La partition participe au mensonge par ses timbres doux (guitare, flûte, violoncelle, clarinette) faisant exister le lien maternel. La tonalité lumineuse crée un cocon maintenant l'illusion du compagnon, et convoquant l'imagerie du bonheur, même si certaines notes plus climatiques entretiennent la tension.
Le compositeur néerlandais illustre le récit initiatique du film (un jeune homme découvre le jardinage et les pratiques sexuelles singulières) et les scènes de nature picturale, en plans fixes, par des notes envoûtantes de l'ordre de la procession, avec une certaine religiosité, comme une cérémonie.
La musique originale a parfois du mal à se faire entendre à Cannes. Le compositeur, rarement inclus dans les équipes de films (en conférence de presse, sur scène), reste sur sa chaise.
Cette année, la SACEM a renouvelé pour la deuxième année la marche des compositeurs/trices (sur le fameux tapis rouge) et a eu son lieu dédié pour des rencontres à l'Hôtel Croisette (avec une table ronde de compositrices organisée avec le collectif 50/50) .
Elle déplore néanmoins l'absence de Palme pour la musique. Pourtant, dès la création du festival, un prix existait, mais de manière aléatoire, pas chaque année. Un "Prix de la meilleure partition musicale" (appellation officielle) était ainsi remis en 1946 (à George Auric pour "La symphonie pastorale"), en 1949 (à Diaz Conde pour "Pueblerina"), en 1951 (à Joseph Kosma pour "Juliette ou la clef des songes"), en 1952 (à Sven Skold pour "Elle n'a dansé qu'un seul été"), puis un break de 25 ans pour un unique retour en 1977 où le prix est remis à A.C. Montenaro et Norman Whitfield pour "Car Wash". Et depuis... plus rien.
Et sur quels critères apprécions-nous la musique d'un film ? Il faut bien faire la distinction entre la musique originale (la contribution du compositeur ou compositrice) et l'utilisation de titres préexistants. Ensuite, faut-il aimer le film ? (apprécier le tout pour distinguer la partie). Et la quantité de musique est-elle un critère ? 2 minutes bien placées peuvent-elles détrôner une partition d'une heure parfaitement bien orchestrée ?
Ainsi, dans la mesure où la qualité d'une musique ne saurait être dissociée du plaisir pris devant le film, et en considérant l'impact de la musique sur l'adhésion au film, et sur son rôle pertinent vis à vis de la narration, voici notre podium. Si jamais une Palme était remise à un compositeur/trice de la compétition, elle aurait pu en faire partie.
"L'Enlèvement" (Fabio Massimo Capogrosso)
"Les Filles d'Olfà" (Amine Bouhafa)
"The Zone of Interest" (Mica Levi)
"Banel e Adama / Banel & Adama" (Bachar Mar-Khalifé)
"Monster" (Ryuichi Sakamoto)
"Vers un avenir radieux" (Franco Piersanti)
Et si on remet une mention à une utilisation puissante de titres préexistants, voici le TOP correspondant :
"Anatomie d'une chute"
"Les Feuilles mortes"
"Vers un avenir radieux"
"Monster"
par Benoit Basirico
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)