Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 21-05-2023Cinezik : Étienne Charry, vous collaborez à nouveau avec le réalisateur Michel Gondry après "L'écume des jours" (2013). Toutefois, votre rencontre remonte à bien plus tôt, puisque vous êtes amis depuis l'école, n'est-ce pas ?
Etienne Charry : Absolument, on s'est rencontrés au lycée. À cette époque, je ne faisais pas encore de musique, alors que Michel, lui, en faisait déjà. Il jouait de la batterie, et c'est lui qui a un peu suscité en moi l'idée que je pourrais peut-être, un jour, faire de la musique. Donc oui, notre amitié ne date pas d'hier. Michel vient de fêter ses 60 ans, pour vous donner une idée de la durée de notre lien. Et pour ma part, j'ai franchi le cap il y a quelques mois.
Et donc votre proximité avec Michel Gondry facilite-t-elle la collaboration ? Vous comprenez-vous intuitivement ?
Il y a effectivement un peu de cela. Avec le temps, nous avons développé nos propres méthodes de travail et de communication. La communication joue un rôle crucial dans la création de la musique de film. La communication, la confiance et des centres d'intérêt similaires ou communs. Nous avons eu la chance, Michel et moi, de multiplier les expériences au fil des années. Par exemple, lors de l'élaboration de "L'écume des jours", nous avons mis en place un système de communication minimal: Michel m'envoyait un courriel avec trois mots et je m'efforçais de lui proposer quelque chose à partir de ces indications. Je pense que cela correspondait à son désir de ne pas avoir à écrire ou à parler pendant des heures, il en avait assez de cela. De mon côté, j'ai réalisé que cette méthode me permettait d'éviter un excès de zèle, une volonté de trop bien faire, ce qui n'est pas toujours facile à maîtriser. Dans la musique de film, il y a des pièges à éviter comme la lourdeur, la redondance, nous connaissons bien cela. Dans tous les cas, cette méthode nous a semblé efficace. Il y a même eu des moments extrêmes où Michel, en plein tournage, m'a demandé de composer une musique ou une chanson pour le lendemain, une chanson qui devait être filmée. Même en fin de tournage, un jour, il m'a demandé deux chansons pour le lendemain. C'était la première fois de ma vie que je composais deux chansons en même temps, jonglant entre les deux tout en essayant de maintenir ma concentration. Le lendemain, j'étais sur le plateau pour répéter avec les chanteuses. Fort de cette expérience, nous avons continué sur cette voie. "L'écume des jours" remonte à presque dix ans maintenant et c'est devenu une sorte de jeu pour nous. Nous avons d'abord défini une palette de sons, d'instruments, plutôt synthétiques, un peu passe-partout, sans éclat, rien de remarquable. Nous avons aussi convenu que je verrais le moins possible les images du film. Cela a plutôt bien fonctionné. Michel m'envoyait des instructions précises, me demandant "Peux-tu faire quelque chose comme ça ?" en trois mots ou bien il m'envoyait un extrait d'un documentaire trouvé sur YouTube, sans plus d'explication.
Ça fonctionne sur des références ?
On pourrait penser que c'est scientifique, mais c'est aussi un peu flou et tout fonctionne simplement parce que nous nous connaissons bien l'un et l'autre. Par exemple, ce qu'il pouvait m'envoyer comme indications, je pouvais les interpréter de mille façons différentes. Mais même ces mille interprétations étaient peut-être plus pertinentes que celles de quelqu'un d'autre.
Et lui, venant du milieu des clips, utilisait-il souvent votre musique créée en amont, comme s'il s'agissait d'une musique préexistante, en s'adaptant à cette musique ?
Il y a un peu de cela, effectivement. Il me faisait sa demande, et je m'efforçais de lui envoyer quelque chose le plus rapidement possible, généralement dans les deux heures. Et sachant cela, n'y passant pas des jours, si jamais la musique ne servait pas je n'étais pas frustré, ça ne me posait pas de problème. Donc tout restait assez vivant. Je laissais Michel faire ce qu'il voulait avec. Il pouvait l'utiliser ici ou là, la couper en mille morceaux. Cela lui donnait une grande liberté et ne coupait pas mon élan créatif, car ça restait léger. Cela ne signifie pas que c'était insignifiant, au contraire je pense que l'essentiel était là et qu'en travaillant plus, en peaufinant, en se creusant la tête, cela n'aurait pas forcément été mieux. Peut-être que cela aurait été un peu plus standard, un peu plus juste. Mais encore, je n'en suis même pas sûr. Donc voilà, nous avions ce système et systématiquement, quand il m'envoyait une demande, je lui envoyais une musique dans les deux heures.
Et pour votre inspiration, est-ce le pitch du film, ou le scénario complet ?
J'ai lu le scénario, mais puisque nous avions convenu que je ne verrais pas, ou le moins possible, les images, sauf dans des cas vraiment particuliers nécessitant des synchronisations spécifiques, je m'appuyais davantage sur une atmosphère générale plutôt que sur des moments précis. En fin de compte, les moments spécifiques étaient définis par les demandes de Michel, et ce mode de fonctionnement me convenait très bien.
Le film raconte donc l'histoire d'un réalisateur incarné par Pierre Niney. On pourrait presque penser que c'est une sorte de témoignage du réalisateur lui-même et de sa méthode de travail. On voit Pierre Niney, de manière artisanale, réaliser un film, gérer son équipe. Avant de parler de la scène musicale, qui est très importante dans le film, parlons d'abord de cette première partie de la musique, qui est plutôt atmosphérique et qui nous fait décoller de la réalité. On est dans une réalité quotidienne, et dès que votre musique intervient, on bascule dans une autre dimension. On sent alors qu'on est dans du Gondry plutôt surréaliste. Comment avez-vous choisi ce positionnement musical ?
En effet, encore une fois, je ne contrôlais qu'en partie cet aspect. Mais je suis plutôt d'accord avec cette interprétation du rôle de la musique. Dans ce cas précis, le scénario est une sorte de transposition d'un épisode effectivement vécu, une expérience vécue par Michel. Ce qui rend le tout intéressant, c'est ce décalage, petit ou grand, cette liberté que Michel a pu prendre avec cette expérience qui a pu être douloureuse, mais qui n'était pas que ça. Et effectivement, je pense que la musique accompagne bien cette stylisation de la réalité, comme un costume, comme le fait un chef opérateur avec un certain type d'image, elle place l'histoire dans une certaine dimension.
Et Michel Gondry utilise-t-il votre musique comme une matière et décide à 100% de l'endroit où il va l'utiliser ?
Oui, tout à fait.
Ce réalisateur incarné par Pierre Niney va composer la musique de son film. Est-ce le fantasme de Michel Gondry de vouloir composer ses propres musiques ?
Je ne peux pas affirmer cela. Je sais que Michel a de nombreux talents. Mais avec la musique, il y a quelque chose de particulier, peut-être même familial. Je crois qu'il y a des histoires liées à l'inspiration, avec son père, des histoires lointaines comme ça. Mais je pense qu'il se satisfait pleinement de créer les images, la mise en scène, et tout le reste. Je pense qu'il apprécie le fait que d'autres personnes se chargent de la musique, car cela lui apporte une certaine fraîcheur et lui permet de rebondir. En effet, comme nous l'avons dit tout à l'heure, le film est largement inspiré par la musique. Donc, s'il devait la composer lui-même, je pense qu'il ressentirait un manque.
En regardant ce personnage, on pourrait imaginer Michel Gondry à sa place, dirigeant un orchestre par des mouvements, en disant "plus haut" ou "plus bas" pour indiquer des notes plus aiguës ou plus graves, "à gauche" et "à droite" pour plus ou moins de volume. Est-ce que Michel Gondry vous dirige, en tant que compositeur, de cette manière-là ?
Pas du tout, mais cet épisode est plutôt intéressant car il fait référence à un événement qui s'est produit en France, mais qui n'a pas donné de résultat satisfaisant. C'était une idée, mais une idée qui ne fonctionnait pas. Ce qui est génial, c'est que dans le film, Michel a réussi à en faire quelque chose qui marche incroyablement bien. En d'autres termes, il a rendu possible une idée qui était auparavant irréalisable. C'est comme un tour de magie. Effectivement, le personnage qui dirige l'orchestre juste en faisant des mouvements, crée un chaos qui, par miracle, devient une musique plutôt réussie. C'est moi-même qui l'ai composée.
On pourrait presque penser, en regardant cette scène, qu'il n'y a pas de compositeur à l'origine de cette musique. On pourrait presque penser que pour avoir une musique orchestrale, on peut se passer de compositeur...
C'est exact, c'est une idée assez typique de Michel.
Malgré tout, il y a un compositeur pour cette musique, qui est vous. Comment avez-vous conçu cette partition qui devait donner l'impression qu'elle n'avait pas été composée ?
Un jour, vers midi, alors que j'attendais quelqu'un à la gare, j'ai reçu un appel de Michel. Il me dit : "Ah, Etienne, c'est Michel. Est-ce que tu pourrais composer un morceau sur lequel Sting improviserait ?". "Qui ça ?" dis-je. "Sting". Je rentre donc chez moi, je déjeune, je me mets au travail et vers 15h, j'envoie une musique à Michel, en suivant notre jeu où il est impératif que je lui envoie quelque chose dans les deux heures, un jeu que j'ai instauré moi-même. En fin de soirée, je reçois un mail de Michel qui me fait suivre un message de Sting qui dit : "I love it". C'est ce fameux moment que nous avons orchestré, qui est joué par l'orchestre des Cévennes et sur lequel, plus tard, Sting va improviser en studio.
L'idée de faire venir Sting, au début, ça semble complètement improbable vu à quel point le film dans le film semble être bricolé. C'est également le miracle du film !
Il a utilisé le playback, chanté et joué de la basse dessus. Michel, qui me connaît mais pas aussi bien qu'il le pense, ne voulait pas que je vienne sur le tournage pour cette scène avec Sting parce qu'il craignait que je n'aime pas ce que Sting ferait de la musique. Sting a été très sobre. Quand nous nous sommes salués, je lui ai dit : "C'est formidable que vous fassiez ça", et il m'a répondu : "En réalité, j'ai simplement suivi la mélodie". Et effectivement, c'est ce qu'il a fait, de manière vraiment brillante. C'est très chouette musicalement, c'est vraiment un grand musicien.
Le podcast à écouter sera publié ultérieurement.
Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)