Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 16-05-2023Cinezik : Vous retrouvez Maïwenn après "Polisse", "Mon roi" et "ADN". Quel a été votre premier contact avec ce film ? Quand vous a-t-elle parlé de ce film pour la première fois ? Quels termes a-t-elle employés pour vous en parler ?
Stephen Warbeck : Je ne me souviens pas précisément, mais je pense que nous étions en train de déjeuner dans un restaurant près de Bastille. Elle a dit : "J'envisage de réaliser un film sur Jeanne Du Barry" et elle était très enthousiaste à ce sujet. Elle m'a demandé : "Cela t'intéresserait-il de travailler avec moi sur ce projet ?" Je crois que c'était même avant "ADN", donc cela remonte peut-être à 4 ou 5 ans. Puis, soudainement, il y a environ un an et demi, elle a dit : "Ah, finalement, je vais le concrétiser" et elle m'a envoyé le scénario. Je l'ai lu et j'ai beaucoup aimé, alors à partir de ce moment-là, nous avons commencé à travailler ensemble sur ce projet.
Parmi tous les films que vous avez réalisés avec Maïwenn, c'est celui qui contient le plus de musique, il y en a de plus en plus. Dans "Polisse", il y en avait très peu, dans "ADN", un peu plus, et là, c'est au maximum.
Oui, il est certain qu'il y a beaucoup plus de musique dans ce film. La musique ne doit pas être en retrait car elle représente un personnage à part entière, si vous voulez. L'approche est donc complètement différente. Dans "Polisse", la musique était très introspective, très intime. Elle exprimait beaucoup de douleur et de souffrance. Mais ici, c'est comme si on avait affaire à d'immenses tableaux, très larges et remplis de tant d'éléments. Il fallait, selon moi et Maïwenn, une partition assez riche et une approche différente de celle que nous avons adoptée pour les autres films.
Le contexte historique n'est pas une nouveauté dans votre carrière. Il rappelle "Shakespeare in Love", bien sûr, grâce auquel vous avez vraiment gagné en notoriété, avec un Oscar à la clé. Avez-vous pensé à composer la musique de ce film dans la continuité de votre travail sur les films historiques ? Ou est-ce que Maïwenn souhaitait quelque chose de très spécifique, une teinte particulière ?
Je pense que nous avons essayé de capter la voix intérieure de Jeanne en certains aspects. Dès le début, Maïwenn m'a fait part de son amour pour le violoncelle, ce que je partage. Nous avons donc décidé dès le début que ce serait un instrument très important, qui porterait beaucoup de mélodies dans ce film. En outre, nous avions déjà travaillé sur "ADN" et "Mon Roi" avec un violoncelliste nommé Nick Cooper, avec qui je collabore fréquemment. Il joue de manière très émotionnelle, mais sans exagération, c'est subtil, intime, authentique et chaleureux. C'est une voix intérieure de Jeanne que le violoncelle a su retranscrire.
Il y a aussi la présence du clavecin, avec parfois une écriture presque baroque. Il était donc inévitable d'évoquer la période historique ?
Oui, exactement. Maïwenn a dit dès le début : "Pas de clavecin, je déteste ça". Cependant, j'ai progressivement incorporé un peu de clavecin dans les maquettes. Et c'est vrai que cela ajoute quelque chose. Cela fonctionne très bien pour orienter légèrement vers la musique baroque. Bien sûr, ce n'est pas de la musique baroque en tant que telle. Il y a cependant deux pièces d'inspiration baroque dans le film, une de Jacques Hotteterre et une de De Visée, qui était un luthiste de l'époque.
Maïwenn a été très inspirée par "Marie-Antoinette" de Sofia Coppola lorsqu'elle pensait à ce film. Dans "Marie-Antoinette" de Sofia Coppola, il y avait cet écart avec l'utilisation de musique pop-rock. Ici, il y a au contraire un respect de la période, une volonté de rendre cela crédible dès le départ.
Oui, c'est exact. Elle a dit d'emblée : "On ne va pas faire comme dans le film de Sofia Coppola, on ne va pas prendre cette direction." Et j'étais totalement d'accord, car je pense qu'il faut être sincère et vraiment s'immerger dans les personnages du film, dans leur intériorité. Il ne faut pas que la musique s'éloigne trop des émotions de nos personnages principaux.
Concernant l'instrumentation, il y a une évolution dans la partition. Au début, l'instrumentation est très variée avec du clavecin, du violoncelle, de la harpe, de la flûte, de la guitare et même un chœur. Puis, au fil de l'évolution de la partition, elle se recentre sur une dimension orchestrale plus romantique, plus tragique.
En effet, nous avions envisagé au début de commencer avec peu d'instruments et cela se densifie au fur et à mesure. C'est vrai qu'au moment de la mort du roi, c'est comme un mouvement orchestral qui s'intensifie vers un destin inéluctable. Vous avez raison, il y a une évolution dans la musique.
Ce personnage de Jeanne est souvent tourné en dérision, elle n'est pas acceptée par la famille royale et il y a même des moments de satire où l'on se moque de cette cour, mais jamais la musique ne participe à la moquerie.
Il y avait un instant où un morceau de musique se moquait, effectivement. C'était pour les filles du roi, et c'était un passage avec un basson. Puis, nous nous sommes rendu compte, plusieurs producteurs, Maïwenn et moi-même, que ce n'était pas approprié. Car ce que l'on voit à l'écran est déjà un peu caricatural avec ces filles du roi. Si en plus on ajoute une musique moqueuse, cela paraît trop superficiel et manque de sérieux. Nous avons donc décidé de ne pas faire cela.
La musique, quant à elle, prend en charge la dimension sentimentale. Jeanne exprime très tard l'amour qu'elle ressent, mais la musique le suggère dès le début.
C'est exact. Lorsqu'elle caresse la statue de Louis enfant avec ses doigts, on sent qu'il y a quelque chose qui commence à naître très discrètement, très subtilement. Il est essentiel qu'il y ait une émotion sincère, un véritable amour qui se développe entre ces deux personnages, car sinon cela n'a pas de valeur. Si ce n'est que l'opportunité d'améliorer sa vie par son ascension sociale, c'est intéressant, mais nous avons décidé qu'il était important que l'amour soit authentique entre eux.
À quel moment avez-vous commencé à concevoir cette musique et à l'écrire ? Était-ce dès le scénario ou avez-vous attendu de voir les images ?
J'ai visionné les rushs, je n'ai pas vraiment commencé à composer immédiatement, mais je crois qu'il y a un thème que j'ai créé lorsque j'ai vu cette séquence où elle quitte Versailles en carrosse. J'ai composé le thème au violoncelle, c'est le seul moment où ce thème apparaît. J'ai trouvé très puissant le moment où Jeanne est dans le carrosse, quittant Versailles pour la dernière fois, alors que tout s'effondre à cause de la maladie du roi.
Un autre plan impressionnant dans le film, c'est lorsqu'elle gravit les marches, et il y a ces escaliers qui semblent monter vers le ciel, un plan visuellement magnifique, et la partition, à ce moment-là, s'intensifie; c'est presque l'apogée de la partition.
C'est très intéressant que vous mentionniez cela, car Maïwenn a toujours dit que c'était le moment le plus important du film. Elle voulait que la musique s'envole à ce moment-là, alors qu'elle monte les escaliers pour atteindre une sorte de palier en pierre. Les chœurs interviennent à ce moment-là. Elle voulait que ce soit éblouissant.
Et surtout, à la fin de ces escaliers, on ne sait pas si elle va chuter ou si elle va continuer à s'élever. Il y a cette incertitude. Et dans la musique, je trouve qu'il y a également cette incertitude. Ce n'est pas uniquement triomphant. Il y a toujours une nuance sombre.
Oui, car on sait qu'il y a un piège qui l'attend. Sa position à la cour est précaire. Elle peut être renversée facilement. C'est très fragile.
Maïwenn joue dans son film. On a l'impression qu'elle souhaite occuper tous les postes, tout contrôler. En ce qui concerne la musique, est-elle aussi directive ?
Pas vraiment. Je veux dire, cela a été un processus assez long pour trouver tous les thèmes. Elle ne parle pas énormément de la musique. Pour ses autres films, elle est venue chez moi, et nous avons travaillé pendant quelques jours dans ma maison en Angleterre, développant ainsi les choses petit à petit. Elle s'est même assise à côté de moi au piano pour dire : "Ah, j'aime ceci, j'aime cela, mais pas ceci. Ne fais pas cela, fais ceci." Mais cette fois-ci, il y a un seul thème pour lequel elle était vraiment impliquée dans la création, et c'est un thème qui revient à plusieurs reprises. Par exemple, quand vous voyez Jeanne sur la table avec les chandeliers vers le début, puis lorsqu'elle part à la chasse avec le roi et qu'ils galopent dans la forêt. C'est un thème que nous avons vraiment développé ensemble. Mis à part cela, je propose des idées, et elle me dit si elles l'intéressent ou non. Donc, elle était peut-être moins impliquée que par le passé.
Pour un Anglais, le rapport à la royauté est particulier. Et là, en ce qui concerne cette royauté française, comment, musicalement, peut-on également refléter cette différence ?
Je ne suis pas particulièrement intéressé par la royauté de mon pays. Elle peut continuer comme ça, mais cela nous coûte beaucoup. À mon avis, ce serait mieux si c'était une république. Cependant, cela ne signifie pas que je ne suis pas intéressé à observer comment c'était à l'époque de Louis XV, et j'ai beaucoup lu sur Louis XIV, le Roi-Soleil, quand j'étais adolescent. C'est très intéressant : à la cour à cette époque, il y avait une culture musicale très riche, bien que tout le monde n'y ait pas accès, c'était réservé à des gens très privilégiés, mais c'est historiquement très captivant.
Et dans la musique, est-ce que vous vous êtes posé la question de la part de solennité, la part de respect, comme le fait de marcher en arrière et ne pas tourner le dos au roi pour Jeanne ? Est-ce que musicalement vous avez pensé à l'équilibre entre la solennité, marquer par la musique le respect à la royauté, et au contraire jouer aussi sur l'irrévérence, sur le fait que ce personnage de Jeanne est presque une révolutionnaire dans le royaume?
Je crois que j'ai essayé de ne pas trop me moquer dans la musique face à l'aspect ridicule de la cour. Par exemple, quand les médecins entrent pour le lever du roi, il ne faut pas trop rire de ce qu'ils font. Il faut laisser parler leurs actions. Alors, à quelques moments, nous avons pu essayer de faire une musique cérémoniale. Nous avions initialement parlé de trouver une musique plutôt populaire pour Jeanne, quelque chose de folklorique peut-être, avec un seul instrument. Mais ces essais n'étaient pas concluants, c'est-à-dire que nous avons trouvé que cela ne fonctionnait pas très bien. Donc, nous en sommes revenus à ce que vous voyez actuellement dans le film.
À un moment dans la partition et dans le film, on pense à la Sarabande de Handel qu'on entend dans Barry Lyndon.
Ah oui, il est certain que j'ai été influencé par ce morceau. C'est sur des plans de Versailles. Rythmiquement, et puis harmoniquement, il y a un lien. J'ai peut-être emprunté quelques idées de ce morceau. Et d'ailleurs, c'était un morceau que j'aimais beaucoup jouer au piano quand j'étais très jeune. Alors, il est clair que cela a eu un effet.
En termes de mixage, la musique est vraiment au premier plan. Par rapport à tous les films de Maïwenn qui sont très dialogués, où la musique est parfois sous les dialogues, là, justement, la musique est au-dessus...
Oui, c'est comme pour dire qu'il faut que la musique nous donne une dimension supplémentaire. Parce qu'on ne comprend pas tout à fait l'histoire intérieure du roi, de Louis, et de Jeanne. Et la musique peut nous aider à comprendre la vie intérieure de ces personnages, les espoirs de Jeanne, et ce qui la motive. Alors je dirais que dans ce cas-là, la musique a une fonction différente que celle dans les autres films que j'ai faits avec elle.
On l'a entendu dans "Polisse", Maïwenn aimait les titres préexistants. Ici, à part les deux morceaux qu'on a évoqués, il n'y a aucun autre titre préexistant, tout est original, y avait-il un souci d'unité ?
Oui, je le voulais vraiment parce qu'au début il y avait plusieurs morceaux, un morceau de Vivaldi, un morceau d'Albinoni... et ça manquait d'unité. C'était important de rassembler toutes les musiques pour faire une partition plus puissante et unifiée. C'est pour ça qu'on a décidé que tout soit original.
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