Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 22-05-2023Cinezik : Comment a eu lieu votre rencontre avec Just Philippot, et avez-vous regardé son court métrage "Acide" (2018) qui a inspiré ce film ?
Rob : Alors, en fait, j'ai vu "La Nuée", le premier long métrage de Just, et je l'ai trouvé formidable. C'était une histoire très singulière, un film d'horreur intelligent, une approche "horreur auteur", même si c'est un petit peu pompeux de le dire comme ça. Ainsi, après avoir vu ce film, je me suis dit que c'était exactement le genre de cinéma dans lequel je voudrais m'impliquer en France. Et puis, quand j'ai entendu parler du court métrage "Acide", j'ai choisi de ne pas le regarder, pour rester sans influence et me plonger dans le long métrage sans idées préconçues.
Quel a été le premier point de contact avec le film ? Était-ce les images ou une conversation avec le réalisateur ?
Et bien, comme ça se fait souvent en France, heureusement, j'ai été contacté très tôt dans le processus, avant même qu'ils commencent à tourner. J'ai donc pu lire le scénario et surtout j'ai eu de longues discussions avec Just Philippot, qui est quelqu'un de très affable, de formidable, et qui a une vraie vision sur ce qu'il veut transmettre et comment le faire.
On sent qu'il réfléchit énormément à ce qu'il filme, à ce qu'il montre, et qu'il ne laisse rien au hasard. C'est très agréable et super important. On a parlé longtemps du sens profond du film, de ce qu'il en attendait et de comment y arriver.
On sait que vous avez une expérience dans les films de genre, notamment en travaillant avec Alexandre Aja. Est-ce qu'il vous a sollicité en raison de votre travail spécifique dans ce domaine ? Et qu'est-ce qui est un peu nouveau dans votre façon de travailler pour ce type de film ?
Il faudrait lui demander directement. Je ne sais pas exactement pourquoi il a jeté son dévolu sur moi. Je pense qu'il est vrai que depuis quelque temps, en travaillant avec Alexandre Aja mais aussi avec Coralie Fargeat, et avec Osgood Perkins sur "Gretel et Hansel", je me suis un peu taillé une réputation dans les films de genre et d'horreur. Ce qui est intéressant dans les films que je fais dans cette veine là, c'est que je les aborde comme n'importe quel autre film. J'ai la même approche que pour un drame ou une romance. Je me laisse emporter par ce que je ressens, très instinctivement. Donc je n'ai pas une approche hyper réfléchie ou académique de ce que j'essaie de faire. Par exemple, un cliché évident dans un film d'horreur, c'est de coller une musique flippante sur des scènes qui font peur. Mais je trouve qu'à chaque fois que je prends le contrepied, en apportant de l'émotion au cœur de l'effroi, l'impact est bien plus fort. Ça crée un contraste entre ce qu'on voit et ce qu'on ressent. C'était super évident dans "Maniac", que j'ai fait avec Alexandre Aja et Franck Khalfoun, où au lieu de balancer une musique d'horreur sur une scène de scalp sanguinolente - c'est vraiment gore - j'ai cherché à mettre en avant les émotions, les nuances, le traumatisme. Pour "Acide", j'ai un peu fait pareil. J'ai voulu accompagner les émotions des personnages, en particulier l'héroïne, une jeune adolescente formidablement interprétée. J'ai essayé d'être avec elle le plus possible et de faire en sorte que la musique nous connecte à ses émotions, au lieu de juste souligner l'aspect spectaculaire de la tempête, la pluie acide, l'érosion, les gros nuages, tout ça. Je me demande plutôt comment on peut faire monter la tension, comment évoquer une peur omniprésente, comment faire sentir la menace qui plane. En fait, on la sent dès le début du film, même si au départ personne ne sait vraiment ce qui va se passer.
Jusqu'ici, les films de genre auxquels vous avez participé étaient souvent associés à de la musique électronique. Mais ici, il y a un désir d'aller vers quelque chose de plus organique.
Et il y a aussi le côté climatique, on sent ce climat orageux qui se prépare...
C'est sûr que je me suis laissé emporter par le contexte météorologique du film. Il y a cette sensation, très romantique, de la nature qui domine tout, et le fait que nous, les humains, on n'est finalement qu'une espèce parmi d'autres, à la merci de cette nature toute puissante. Mais, en même temps, je ne pense pas qu'il faille opposer musique organique et musique électronique. Pour moi, c'est un faux débat. Je veux dire, utiliser des synthés, ça peut quand même permettre d'avoir une approche organique, surtout de la manière dont je les utilise. En gros, je les joue comme si c'était un violon, une flûte, ou n'importe quel instrument traditionnel. Je cherche à jouer, à exprimer, à transmettre des émotions, peu importe l'instrument. Maintenant, si l'orchestre est assez présent dans "Acide", c'est parce que Just Philippot voulait faire ressentir cette érosion de la matière en utilisant des instruments qu'on reconnaît, comme le piano, le violon, et en cherchant à les tordre, les saturer, les dénaturer, de sorte qu'on puisse sentir que la nature même de l'objet est en train de changer sous l'effet des pluies acides. Par exemple, un violon passé dans un préampli à fond, avec une distorsion qui lui donne une texture comme s'il était rongé de l'intérieur, vraiment comme si la corde était usée. Donc voilà pourquoi c'était important d'utiliser des instruments acoustiques et de les pousser dans leurs limites.
Et ce qui est toujours fascinant dans les films de genre, c'est la manière dont ils présentent différents niveaux d'interprétation et comment ils intègrent plusieurs histoires en simultané.
Ce film ne se contente pas d'être un récit de genre sur l'érosion causée par la pluie acide, il illustre également l'érosion d'une famille à travers le personnage de la jeune Selma et ses deux parents divorcés. Des liens familiaux se renforcent tandis que d'autres s'affaiblissent. Cela a-t-il été traité sur le plan musical?
Oui, absolument. Le concept est en réalité assez simple, l'érosion d'une famille se déroule parallèlement à celle de l'environnement, et c'est clairement le thème central du film. De plus, la famille est un sujet cher à Just Philippot car dans "La Nuée", on trouvait également cette thématique d'une femme élevant seule ses enfants et luttant pour assumer son rôle de mère dans un monde en perdition. Cette notion est donc également présente ici. Cependant, cet aspect psychologique et émotionnel n'est pas forcément reflété dans ma musique. Je cherche plutôt à adopter le point de vue de Selma, l'héroïne, et rendre compte en permanence de la menace qui ne fait que grandir au fur et à mesure du film.. Ainsi, les deux aspects sont étroitement liés, comme si je mettais de l'émotion dans une menace grandiose et du grandiose dans une émotion intimiste.
Selma est le personnage le plus empathique, aspirant à la solidarité, alors que les autres s'enferment dans leur individualité par instinct de survie. La musique nous met aussi de son côté...
Effectivement, on perçoit que, en quelque sorte, le monde des adultes, qui pourrait symboliser l'époque révolue, est dans le déni de ce qui est en train de se produire, tandis qu'elle, par son innocence et sa naïveté, saisit avant tout le monde qu'une catastrophe est imminente. Il y a un plan très touchant dans le film, où l'on voit Selma seule, observant le ciel, et on réalise qu'elle comprend ce qui se passe, tandis que les autres sont encore préoccupés par leur quotidien, leur travail, leur situation familiale, leur divorce ou autres. Elle possède une sorte de prescience, presque animale et instinctive, lui permettant de discerner que les choses vont mal tourner. Cela rejoint en effet mon approche instinctive et un peu naïve dans ma composition. J'essaie constamment d'imaginer, par exemple, comment les instruments étaient utilisés il y a 10 000 ans. On prend un morceau de bois et on tape dessus, ou on souffle dans un roseau, on cherche une émotion. C'est ce que je tente de faire avec les instruments, même s'ils sont très sophistiqués, tels que les synthétiseurs, le violon ou le piano. Je m'efforce d'adopter une approche archaïque pour évoquer un instinct primal, l'expression de nos émotions à travers la musique.
À la fin, une guitare fait son apparition, comme si on changeait de registre musical, presque comme si nous nous éloignions du drame pour explorer une nouvelle dimension...
C'est d'ailleurs moi-même qui joue cette guitare. Il est intéressant de noter que ce morceau, joué à la fin du film, est en réalité le premier que j'ai composé, et il a été notre point de chute tout au long du processus créatif. On savait qu'on arriverait là. C'était à la fois très réfléchi et en même temps très instinctif de se dire qu'on allait finir à ce point-là. Il est vrai qu'il y a un changement significatif dans la tonalité du film à ce moment précis. J'ai l'impression qu'il s'agit d'un moment de réveil après un long cauchemar, où l'on se dit "voilà, c'est le premier jour, comme le dit un autre film, du reste de ma vie". Cela marque soudainement un nouveau paradigme. Comment allons-nous survivre avec ces nouvelles données, dans ce monde transformé, maintenant que tout a changé ? Alors que la guitare n'était pas présente auparavant, elle surgit pour apporter une sonorité à la fois mélancolique et chaleureuse, qui est rassurante et triste à la fois, et qui reflète assez fidèlement l'état d'esprit de l'héroïne à ce moment-là, c'est-à-dire le premier jour du reste de sa vie.
La lumière émergeant du chaos, en quelque sorte ?
Oui, mais c'est une lumière qui va avoir du mal à briller, il va falloir composer avec des nouveaux éléments et de nouvelles contraintes. Si nous ne pouvons plus vivre en harmonie avec la nature, que nous reste-t-il...
Il y a des moments chargés d'émotion pour cette jeune fille, mais la musique ne souligne jamais ces instants...
C'est un choix délibéré de ne pas céder au sentimentalisme. Maintenant, je pense que c'est assez subjectif. J'ai le sentiment d'avoir accompagné quand même des moments d'épanchement réels. Cependant, il est agréable d'entendre que cela n'a pas été perçu comme tel et que cela a peut-être été suffisamment subtil pour ne pas attirer l'attention de manière ostentatoire, comme si l'on se disait : "Ah, elle doit être triste parce que la musique est mélancolique". Ce que je veux éviter en composant de la musique de film, c'est d'être trop littéral, et j'essaie toujours de faire en sorte que la musique évoque quelque chose qui ne soit ni dans l'image, ni dans les dialogues, mais plutôt une sorte de troisième dimension, une perspective supplémentaire qui enrichit et affine la compréhension de l'histoire.
On peut trouver l'introduction de cette guitare à la fin très poignante, comme une mélodie qui apporte une douceur au terme d'un parcours qui restait relativement mesuré au niveau des sentiments, faisant en sorte que cette conclusion nous submerge d'émotions...
C'est très juste, cela reflète véritablement l'arc global du film. C'est comme si on était constamment dans l'urgence, cherchant à comprendre et à survivre simultanément, tout en sachant que quand on est en mode survie, on ne saisit pas vraiment ce qui se passe autour de nous. Et puis soudainement, sans trop en dévoiler, il y a un véritable changement de dynamique. Ce qui est d'ailleurs très touchant, je trouve, c'est qu'il y a dans la relation entre nos deux personnages à ce moment-là quelque chose de très fort, avec d'un côté l'acceptation de ce qui était nié, et de l'autre un sentiment d'égarement total. C'est aussi pour cela que cette fin est si émouvante, il y a une transformation globale de la manière de penser et de percevoir les choses, c'est bouleversant et on a l'impression qu'il est impossible de revenir en arrière.
Quel genre de réalisateur est Just Philippot pour un musicien ? Est-ce que cela s'inscrit dans la continuité des collaborations avec les autres réalisateurs et réalisatrices avec qui vous avez travaillé, ou est-ce une nouvelle approche ?
Ce qui est certain, c'est que c'était une rencontre très enrichissante. J'ai l'impression que nous étions destinés à nous rencontrer, car il semblerait qu'il pensait à moi depuis un certain temps et moi je pensais à lui, donc c'était un peu comme une évidence, à l'instar d'une histoire d'amour. L'une de ses qualités majeures est la confiance qu'il accorde et le dialogue qu'il établit avec ses collaborateurs, pas seulement avec moi, j'ai pu observer comment il interagit avec les chefs de poste et on sent qu'il est profondément conscient de la dimension collective du cinéma. Il encourage chacun à donner le meilleur de lui-même en toute confiance. Ce n'est pas si courant. Il n'est pas du tout un réalisateur autoritaire, comme certains peuvent l'être. Et cela permet donc d'aller plus loin dans l'exploration et de proposer des idées qui ne sont pas forcément les plus évidentes pour le film, qui sont hors des sentiers battus, comme par exemple l'ajout de la guitare à la fin, qui s'est imposé comme une évidence dès le départ, alors que pour moi c'était initialement l'option la moins évidente.
Et en termes de placements, savait-il exactement ce qu'il voulait ou était-ce également le fruit d'une collaboration ?
Je pense qu'il est un réalisateur très contemporain, il possède une vaste culture cinématographique et une idée précise de l'effet qu'il souhaite créer. Ensuite, une fois qu'il a communiqué cet effet, il fait confiance aux autres pour trouver les moyens d'y parvenir. Cependant, il ne s'arrête pas tant qu'il n'obtient pas les résultats escomptés, il est ouvert aux propositions et suggestions, sans jamais imposer de directives précises, mais en encourageant à explorer davantage, en disant des choses comme "attendons, essayons encore un peu, un peu plus intensément, ici j'ai besoin de plus de subtilité". Je crois que comme toujours lorsqu'on travaille avec des réalisateurs, on s'attend à une fougue, une énergie et une foi en ce que le cinéma peut encore offrir. Et je trouve cela très gratifiant.
Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
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