Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 21-05-2023Cinezik : Vous avez composé la musique du film “La Voix d'Aïda" (2020, de Jasmila Zbanik), qui se déroule en pleine guerre dans un camp serbe. Il y a un lien avec ce nouveau film où nous sommes à bord d’une voiture dans une zone de conflit en Ukraine. Mais ici, c’est un documentaire, et la musique n'est généralement pas quelque chose d’évident pour ce genre de sujet...
Antoni Lazarkiewicz : En effet, ces deux films pourraient très bien se passer de musique. Je me rappelle clairement la première fois que j'ai regardé "In the Rearview". Je me demandais pourquoi j'étais censé ajouter de la musique. Le film est incroyablement puissant par lui-même, et son propos, la vérité et la réalité sont ce qui le guide. Est-ce qu’on veut vraiment ajouter une sorte de poésie musicale dessus ? Je pense que c'est une question très sensible. Quand un compositeur travaille sur un sujet aussi lourd, si réel, et qui touche à la vraie souffrance humaine, il faut se poser ces questions.
La question concerne aussi le placement de la musique, savoir choisir le bon moment pour l’intégrer…
C'était sûrement la partie la plus délicate du processus créatif que nous avons mené avec le réalisateur. Il m'a donné une liste de moments où il pensait que la musique pourrait être intégrée. Et contrairement au processus habituel, j'ai réussi à le convaincre de ne pas utiliser de musique pour certains de ces moments. J'essayais de limiter la quantité de musique dans le film. Il y a des scènes, en particulier dans la voiture, où il ne faut pas trop en faire, sinon on ressent une sorte d’émotion forcée. Mais il y a des moments où vous avez besoin de souffler, de digérer émotionnellement ce que vous avez vu en tant que spectateur. C’est là qu’on peut créer cet espace avec la musique. Elle intervient souvent après des moments clés de l’histoire. Elle fait écho, elle n'illustre pas.
Comment avez-vous abordé les témoignages poignants des personnes ? La musique est délicate car la réalité des témoignages, des gens dans la voiture, exige du respect et de la dignité…
Tout à fait. Il y a une citation célèbre de Yad Vashem, à Jérusalem, qui dit "Celui qui sauve une vie, sauve l'humanité." Le réalisateur Maciek Hamela a participé à une mission qui a littéralement sauvé la vie de centaines de milliers de personnes. C'est une histoire profondément humaine. On ne peut s'empêcher de ressentir de l'empathie pour les aspects humains de ces échanges. Ils sont très chargés émotionnellement. On peut s'y identifier. Et si c'est le cas, alors l'humanité est sauvée, en quelque sorte, grâce à la musique. Nous sommes touchés par la musique comme si c'était un drame. Je me suis donné la permission de faire ce que je ressentais.
La partition intègre des éléments vocaux...
Des voix ont été créées en collaboration avec ma femme, qui est chanteuse, et un chœur ukrainien, pour un poème qui est présenté à la fin du film. J’ai composé une chanson inspirée d’un poème de Lina Kostenko, qui est probablement l'une des plus grandes poétesses de l'histoire ukrainienne. C'est un poème assez simple, intitulé “Wings”. Ça parle de migration, de la persévérance humaine. C'est comme la voix des victimes de la guerre. La voix est l'instrument le plus humain, et instinctivement, en tant que spectateur, on peut s’y connecter.
Malgré la gravité du contexte, le film demeure lumineux....
Ce film est empreint d'espoir. Je me rappelle qu'au début, mon intention était de faire quelque chose de très sombre, lié à la destruction. Mais avec cette voiture, avec ces gens à l’intérieur qui sont sauvés, nous avons choisi de nous concentrer sur cet aspect positif. C'est un peu comme une arche. Mon rôle était de trouver un langage musical universel qui puisse être compris par les gens. Maciek Hamela avait certaines directives que j'ai essayé de respecter pendant la composition, mais il a été surpris et touché par l'évocation de la paix dans la musique, et ça a vraiment résonné en lui.
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