Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 20-05-2023Cinezik : Chiara Malta, Sébastien Laudenbach, pour réaliser ce film d'animation, c'est un processus très long, est-ce que la musique était présente dès le début ? Et quand est-ce que Clément Ducol est intervenu ?
Chiara Malta : Nous, on souhaitait inclure des chansons dans le film. Alors, on a écrit les paroles et rapidement on a fait appel à Clément parce qu'on n'avait pas la musique. En fait, on avait tenté de créer une musique nous-mêmes, mais ça ne nous satisfaisait pas. Clément nous a emmenés dans une direction différente, et ça, ça nous a beaucoup plu.
Sébastien Laudenbach : Avoir des chansons dans un film d'animation, ça peut sembler être un cliché, mais en fait, c'est surtout courant dans les films d'animation américains. Il y en a très peu dans les films d'animation français. Et inclure des chansons, c'était l'une des choses qui nous enthousiasmaient et qu'on voulait vraiment faire.
Chiara Malta : D'ailleurs, ces chansons, elles faisaient partie de l'histoire. Elles n'étaient pas juste là pour faire joli. En tout cas, ce n'est pas comme ça qu'on les a conçues. C'est comme si l'histoire avançait grâce aux chansons. Et puis, on adorait l'idée d'un contraste, typique de la comédie, où il pouvait y avoir de l'humour et de la mélancolie ensemble, et du coup la musique suivait cette idée. Alors, si les paroles étaient plutôt tristes ou mélancoliques, la musique illuminait tout ça de joie et de rire..
C'est un film qui regorge d'émotions avec le thème du deuil d'un père, c'est aussi un film sur l'amitié entre deux enfants, et sur la mémoire. Comment est-ce que ces chansons, et aussi les morceaux instrumentaux, ont été intégrées de manière si harmonieuse au scénario ? Clément Ducol, comment s'est passée votre première rencontre avec ce scénario ?
Clément Ducol : Eh bien, ma première rencontre avec le film, c'était justement à travers les chansons dont Chiara et Sébastien parlaient. Ce qui est intéressant, c'est que, comme le disait Chiara, les chansons, en plus de la musique instrumentale, jouent un rôle crucial dans la dramaturgie du film. Donc la musique est vraiment partie prenante de l'émotion, mais aussi de l'évolution des personnages et des thèmes abordés dans le film. Je dirais que tout a commencé avec ces chansons. Puis, petit à petit, on a élaboré ce qu'on appelle le score, la musique instrumentale du film, en créant progressivement une palette d'instruments qui était, en fait, inspirée par ces chansons.
On vous associe souvent au cinéma grâce à des films d'Andréa Bescond et Eric Métayer, comme "Les Chatouilles", ou encore un film de François Ozon, "Peter von Kant", et un film musical de Jacques Audiard, "Emilia Perez", qu'on attend avec impatience, et qui comprend des chansons de Camille... Est-ce que c'est votre première expérience dans un film d'animation ?
Clément Ducol : Non, pas vraiment, j'ai également travaillé sur le film "Le Petit Prince" de Mark Osborne, où j'ai co-écrit des chansons avec Camille et arrangé la musique.
Et pour un compositeur, travailler sur un film d'animation, est-ce différent que sur un film traditionnel ? Qu'est-ce qui a été spécifique dans ce projet ?
Clément Ducol : Je pense que, en ce qui concerne la collaboration avec les réalisateurs et l'interaction avec l'histoire et les émotions du film, c'est assez similaire. Par contre, ce qui diffère, c'est l'aspect artisanal lié au fait que c'est un film dessiné. Je trouve qu'il y a une réelle différence, surtout en considérant les divers styles de dessins animés (comme la stop-motion, la 3D ou l'animation traditionnelle). La musique ne sera pas composée de la même façon. Je dirais que c'est plus au niveau de la texture sonore que ça change. Moi, je suis très sensible aux images et à la manière dont elles sont créées. Du coup, ça m'inspire à façonner la musique en fonction de ces images, en cherchant comment traduire visuellement la matière en musique.
Et le film est vraiment magnifique graphiquement, avec ces boules de couleurs qui représentent les personnages, chacun ayant sa propre couleur. C'est aussi, en quelque sorte, une ode à la différence. Chiara Malta, Sébastien Laudenbach, comment avez-vous exprimé votre intention musicale ?
Chiara Malta : Ce qui était génial avec Clément, c'est qu'il nous a surpris à chaque fois, en sublimant vraiment le film. Ça ajoutait quelque chose qu'on avait imaginé, mais qu'en partie. Je crois que vouloir tout contrôler dans la collaboration avec un musicien, ça ne fonctionne pas vraiment. On s'en remet à ce qu'il propose, comme avec n'importe quel autre aspect du film. C'est un véritable partenaire à cet égard.
Sébastien Laudenbach : Ce qui est intéressant, c'est cette connexion vraiment naturelle entre les images, la musique et le son en général. Quand on réalise un film d'animation, généralement, on essaie de tout contrôler parce que c'est un processus long et méticuleux. Donc on ne veut pas créer des scènes qui finiront par être jetées. Mais nous, on a choisi une approche différente en laissant le film prendre différentes directions, en acceptant des imprévus de manière positive, et en permettant des interactions. Et c'est exactement ce qui s'est passé avec Clément et sa musique, c'était vraiment une belle rencontre.
Chiara Malta : Et puis, des fois, pour un réalisateur, il suffit de donner un adjectif, de décrire une ambiance. En gros, c'est ce qu'on fait avec tous les collaborateurs, que ce soit en animation ou en prises de vues réelles, après ça demande une sorte de traduction, et je pense que c'est ça la collaboration dans le cinéma.
Clément Ducol, avant de devenir compositeur, vous étiez arrangeur pour pas mal d'artistes, comme Alain Souchon, Vincent Delerm et même Christophe. Dans votre travail de compositeur pour un film, et particulièrement celui-ci, est-ce que vous commencez vraiment par écrire une partition, ou, vu qu'il y a des touches de jazz dans le film, est-ce qu'il y a une part qui vient plutôt de l'interprétation ?
Clément Ducol : Je crois qu'il y a toujours un mix des deux pour moi, parce que je viens de la musique classique, donc de la musique écrite. Écrire la musique, c'est un peu une part de mon processus créatif. Mais au début, je tente vraiment de me connecter à une émotion, donc à quelque chose de plus instinctif. La partition, c'est comme un guide pour moi. Mais ce qui prime, c'est l'émotion d'une scène, et j'essaie de traduire cette émotion en musique. Je passe par les instruments. Je suis batteur de base, donc ça peut être via des percussions, le piano, la guitare, des trucs assez basiques, et parfois même le chant. Puis, on peaufine les teintes avec les réalisateurs, et on se met d'accord sur une couleur, une texture, et après on peaufine encore, et c'est là que la partition intervient, que je fais appel à d'autres musiciens, et on va en studio.
Sébastien Laudenbach : Je sens qu'il y a un lien très fort entre l'animation et la composition musicale. En tant qu'animateur, je me vois un peu comme quelqu'un qui écrit de la musique sans vraiment la jouer. C'est quelque chose d'un peu étrange. On a un rapport spécial au temps, il y a un temps de la fabrication et le temps de la restitution. Quand j'anime, j'ai l'impression de composer un rythme. Alors, il se trouve que ça passe par des formes figuratives, mais au fond, c'est vraiment ça, composer un rythme. Je pense que tous ceux qui font de l'animation ressentent ça, et il faut du temps pour accumuler suffisamment de dessins pour ensuite voir le rythme qu'on a créé.
Pour ce qui est de l'interprétation, on a les voix, comme celles de Juliette Armanet, Laetitia Dosch, Clotilde Hesme, certaines sont juste pour les chansons, d'autres pour les chansons et les personnages. Comment ça s'est passé ?
Chiara Malta : La chanson de Juliette, elle termine le film, c'est un peu comme un clin d'œil au film, mais elle n'est pas là pour faire avancer l'histoire comme les autres chansons. Elle est là dans le générique de fin. Et puis, on voulait que les personnages chantent dans le film, donc on a attribué des chansons aux personnages. Il y a une chanson pour Paulette, une pour le père qui est mort, et une pour Astrid. Donc quand on a choisi les acteurs, on s'en fichait qu'ils sachent chanter ou pas. Chanter, c'était comme jouer. Tout était permis. Il n'était pas question de performance vocale.
Clotilde Hesme, elle a déjà chanté dans un film de Christophe Honoré, mais pas Laetitia Dosch. Clément Ducol, est-ce que ça a eu un impact sur comment vous avez écrit la musique ?
Clément Ducol : J'aime travailler avec des voix brutes, parce que des fois quand on est super à l'aise avec le chant, on peut avoir des petites manies. Et donc, on passe un temps dingue à essayer d'enlever ces tics pour vraiment être dans le jeu et l'émotion. Alors là, avec Laetitia, ou même Pietro Sermonti, ou les enfants, j'ai adoré travailler avec ces voix naturelles, vierges de toute technique ou de toute appartenance à la musique lyrique ou la musique pop.
Dans les films d'animation, il y a toute la partie sonore à créer de zéro. Il y a une frontière ténue souvent entre musique et bruitages. Est-ce que vous avez participé à cette partie ?
Clément Ducol : On avait une monteuse son qui a fait un gros travail, surtout que dans l'animation il faut tout recréer. Après, il m'est arrivé sur quelques scènes d'utiliser des éléments de son concret pour participer à une rythmique. Par exemple, dans une scène dans la cuisine, j'ai pris le bruit des portes du frigo et d'autres petits sons pour créer un rythme qui va avec la mélodie.
Chiara Malta : Mais pour ce film, on n'a pas tout recréé niveau son. On ne voulait pas que ça fasse trop artificiel, on voulait que ça ait l'air vivant, authentique. Du coup, on a enregistré les voix dans des endroits réels, où l'acoustique était naturelle. Après, oui, on a dû ajouter des sons, mais même pour les bruitages, on voulait les enregistrer sur place, pour que ça donne l'impression que c'est ce qui s'est vraiment passé, pas quelque chose de reconstitué après.
Il y a par exemple en arrière-fond des manifestations, c'est l'enregistrement de vraies manifs ?
Sébastien Laudenbach : Oui, il se trouve qu'il y a eu deux-trois manifestations cette année, donc on a pu piocher dedans. Après, on a recomposé comme on voulait, c'est-à-dire qu'on a enregistré des voix qui scandaient un slogan qu'on souhaitait, et on l'a mixé avec les vrais bruits de manif.
Chiara Malta : Il n'y a rien de mieux que de mélanger le vrai et le faux. En fait, on ne s'interdisait rien. On avait une base de sons enregistrés sur le vif, et c'était comme une structure sur laquelle on pouvait ajouter tout et n'importe quoi, même des trucs super artificiels. Mais l'idée de base c'était de donner une impression de vie et pas de mort.
Avez-vous eu des références à exprimer musicalement ?
Chiara Malta : Nous n'avions pas de références de films d'animation. Nous avions des références en matière de prise de vues réelles, je dirais. Il y avait toute une vague de films destinés aux enfants à l'époque de la dictature en Tchécoslovaquie qui voulaient en réalité s'adresser aux adultes. Comme il y avait la dictature, les cinéastes utilisaient l'adresse à un jeune public pour communiquer autre chose. Et cela nous plaisait beaucoup. Nous nous en sommes inspirés sur le plan de la créativité, même dans la musique. Lorsque nous avons composé la chanson du père, nous avons créé des paroles tristes et mélancoliques. Au départ, Clément a suivi la direction des paroles. Ensuite, nous avons dû nous réunir à nouveau car nous avons décidé ensemble de jouer sur les contrastes. Nous avons parlé à Clément, par exemple, de Bob Fosse car nous voulions qu'il y ait des projecteurs, des claquettes, presque comme dans une comédie musicale. Bien qu'il s'agisse d'un deuil, nous ne voulions pas d'un enterrement, mais d'une célébration. Alors là, la référence était cinématographique. En termes de musique, je ne suis pas sûre que nous avions des références précises. Nous l'avons fait avec une totale insouciance.
Clément Ducol : En effet, il n'y avait pas de référence externe. Tout partait avant tout d'une intention concernant le ton et l'émotion. Nous ne parlions qu'en ces termes. Ce n'était pas, en effet, lié à une référence.
Dans le domaine de la composition de musique de film, il est courant d'utiliser des musiques temporaires lors du montage, l'avez-vous déjà expérimenté ?
Clément Ducol : Oui, je l'ai fait et c'est très difficile. C'est tout à fait compréhensible que les monteurs aient besoin de supports sonores pour les aider à monter certaines scènes. Le problème, c'est qu'ensuite, on a tendance à s'y habituer. Par conséquent, il est très difficile pour les réalisateurs de se détacher de ces musiques. C'est aussi très difficile pour le compositeur de créer quelque chose qui ressemble à cette musique, mais qui soit légèrement différent, tout en conservant le même ton. C'est assez compliqué. Donc, c'est fantastique pour nous si nous pouvons être impliqués dans le processus avant le montage, ce qui était le cas dans ce film d'animation. Les films d'animation prennent tellement de temps à se réaliser que j'ai eu la chance de lire le scénario et de participer aux chansons qui devaient être enregistrées en amont pour pouvoir ensuite créer l'animation en fonction des paroles pour le mouvement des lèvres des personnages.
Chiara Malta : D'ailleurs, j'ai eu cette expérience avec Olivier Mellano (sur "Simple Woman", 2019, un long-métrage en prise de vue réelle) qui n'était pas disponible au moment du montage, qui s'est effectué en Roumanie. Nous avions utilisé des musiques temporaires, notamment pour la scène finale, qu'il a ensuite essayé de recréer, mais de manière légèrement différente. Personne n'était satisfait. C'était trop contraignant.
Sébastien Laudenbach : Dans un film d'animation, on commence effectivement par le montage. Cela signifie que c'est un processus de création qui est presque l'opposé d'un film en prise de vue réelle, où l'on accumule d'abord des rushs puis on les assemble. Nous, nous commençons par assembler des éléments qui en réalité ne seront pas présents dans le film, ce sont des maquettes (animatiques). Avoir les musiques au stade de la maquette est essentiel car nous commençons à définir le rythme. C'est vraiment un travail de rythme. Le cinéma en général est un travail de rythme, et le cinéma d'animation l'est encore plus, car nous travaillons non seulement le rythme du film, le rythme de la narration, mais aussi le rythme de chaque personnage, et nous pouvons jouer avec des décalages rythmiques. Cela ressemble beaucoup à de la composition musicale. C'est pourquoi nous avons fait appel à Clément très tôt dans le processus, car il n'y avait pas seulement des chansons, il y avait aussi des moments où nous avions absolument besoin de sa musique. Nous n'aurions pas pu monter cette animatique avec de la musique temporaire.
Concernant ce processus, on parle de maquettes aussi pour la musique, ce qui implique un travail avec des instruments virtuels avant d'enregistrer la partition...
Clément Ducol : Oui, effectivement, après chacun a ses méthodes. J'utilise des instruments virtuels, c'est-à-dire des banques de sons, mais j'aime aussi m'enregistrer moi-même. J'ai plusieurs instruments chez moi, donc je réalise également des enregistrements avec de vrais instruments. C'est d'autant plus important dans un film d'animation d'avoir rapidement une idée de la texture sonore et que ce ne soit pas seulement un instrument virtuel, mais qu'il y ait aussi de la respiration et de la vie dans le son, une sorte de poussière animée dans la matière.
Il y a cette innocence qui émane du film, cette insouciance, cette magie poétique. Atteindre cet équilibre relève-t-il beaucoup de l'intuition ?
Chiara Malta : C'est une question de rythme, en réalité, pour donner la sensation que tout coule de source. Cela demande énormément de travail. La spontanéité, cela se construit. Et lorsque l'on fait les choses de manière trop naturelle, souvent, cela ne fonctionne pas. Pour ce film en particulier, afin de donner cette sensation de vie, nous avons énormément travaillé et retravaillé les rythmes. C'était comme diriger un orchestre gigantesque. De plus, il y a une foule de personnages. Le film commence avec deux personnages et se termine avec 200. Le rythme était au cœur de ce film pour créer cet effet de vivacité. Quant à la poésie, cela relève de l'inné. Je ne pense pas que l'on puisse décider de faire un film poétique. Je crois qu'il peut y avoir une grâce qui émane de l'œuvre. Mais cela, oui, c'est peut-être dû au hasard. Je ne pense pas que l'on puisse planifier la grâce.
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