Propos recueillis par Benoit Basirico
- Publié le 20-05-2023Cinezik : Vous retrouvez Bertrand Mandico après un premier long métrage, "Les Garçons Sauvages", et "After Blue" en 2022. Alors, pour "Les Garçons Sauvages", vous étiez intervenu à la fin de la postproduction du film. Qu'en est-il de ce nouveau film "Conann"?
Pierre Desprats : Depuis "After Blue", nous essayons de travailler le plus en amont possible en préparant des pistes musicales, en menant des réflexions et des recherches plus ou moins abouties pour nourrir le tournage et afin qu'il y ait du matériel prêt pour le montage. Comme d'habitude, les films de Bertrand sont entièrement post-synchronisés. Une fois le tournage terminé, une matière sonore un peu brute sur le banc de montage permet de faire surgir les scènes, et c'est généralement bénéfique d'avoir de la musique pour créer de l'émotion. Donc, sur ce film, j'ai travaillé en amont, mais étrangement, la musique a été montée assez tardivement. Cela a été une phase de recherche un peu différente par rapport à "After Blue", où Bertrand diffusait de la musique pendant le tournage et les choses se mettaient en place très vite. Sur ce film, comme il traverse plusieurs époques - cinq en tout - il y a cinq esthétiques différentes. Je ne pouvais pas être sur tous les fronts à la fois, donc toute la musique n'était pas montée immédiatement. Cela a pris plus de temps avant d'arriver sur le banc de montage.
C'est un film riche qui gravite autour de l'image de la barbarie et autour du personnage du barbare qui prend différentes formes dans le film. On traverse effectivement différentes époques, décors, et géographies. Était-il question pour la musique d'invoquer différentes ambiances ? Il y a différentes instrumentations, comme des percussions, de la harpe, de la flûte...
Oui, effectivement, nous avons établi des balises théoriques. Il y a une époque imaginaire, un peu sumérienne et antique, où nous voulions jouer avec divers codes de l'ethnomusicologie que l'on retrouve dans le cinéma italien, comme chez Nino Rota, la bande originale de "Satyricon" par exemple. L'idée était d'imaginer cette période en travaillant avec des guitares désaccordées, en essayant de trouver diverses flûtes, et en frappant sur tout ce que je pouvais trouver pour créer une musique traditionnelle d'une époque qui n'a jamais existé puisque c'est un récit d'heroic fantasy. J'ai donc fait appel à des souvenirs de mon passé lointain, des émotions intenses que j'ai ressenties en écoutant des flûtes pygmées, de la musique libanaise, des flûtes d'Algérie, un mélange de nombreuses références pour imaginer une époque antique fictive. Mais ensuite, il y a quatre autres époques. Il y a une époque située dans le New York des années 90, où nous avons adopté les codes du hip-hop new-yorkais, le boom bap, ce qui n'est pas forcément l'esthétique de prédilection de Bertrand Mandico, mais c'était intéressant d'explorer ces codes avec lui. J'ai également collaboré avec une chanteuse incroyable, Kelly Rose, qui fait partie du groupe Uzi Freyja. Ensuite, il y a une époque de guerre avec "Conan 45" où nous voulions travailler avec des sonorités très synthétiques, un peu à la manière de la musique japonaise des années 80, avec des percussions et des sons de synthétiseur TX7, des éléments précis et froids. Nous avons donc essayé d'établir des repères esthétiques pour chaque période. Cependant, comme c'est souvent le cas avec Bertrand, une fois la théorie établie, il adore intervenir et mélanger un peu les choses. Ainsi, même si la structure est encore perceptible, les esthétiques se mélangent et on entend de la musique électronique et synthétique très Tangerine Dream dans l'époque sumérienne, et il y a des touches antiques à New York. Disons que les époques s'entremêlent.
Comme pour "Les Garçons Sauvages", Mandico a-t-il modifié des musiques de leur emplacement initial ?
Un peu moins, car l'esthétique et la direction vers laquelle nous tendions pour les différentes périodes rendaient moins possible de les déplacer. Cependant, il a toujours gardé le contrôle de l'emplacement de la musique et de la raison de son apparition. Cela signifie que je reste dans une position où je suis à la fois très libre et mis en avant, avec une place privilégiée accordée à la musique, tout en étant totalement guidé, car l'univers de Bertrand est très personnel, extrêmement précis, et au final toujours façonné par ses mains.
Donc, l'interpénétration résidait moins dans un changement de placement que dans un glissement anticipé dans l'écriture de la partition elle-même ?
Sur ce film, j'ai l'impression que nous avons travaillé davantage sur un modèle de bibliothèque musicale, plutôt qu'une partition avec une logique thématique. Même si mon idée était d'établir un fil narratif qui pouvait traverser les époques - j'espère que cela se ressent - notre mode de travail s'apparentait plus à celui d'une bibliothèque. Par exemple, lorsque Conan 55 apparaît et déploie ses ailes, nous avions besoin d'un morceau des années 60 qui pourrait ressembler à quelque chose des Platters ou de Scott Walker, quelque chose avec une voix de crooner, un peu langoureuse. Ainsi, j'avais une esthétique spécifique en tête. Nous avions besoin d'un morceau de rap des années 90, quelque chose de synthétique, un peu comme quand Scorsese ou Tarantino puisent dans une bibliothèque musicale pour créer une séquence, avec un certain rythme en tête, une esthétique qu'ils associent peut-être à quelque chose de leur passé. Je contribue à l'association esthétique libre de Bertrand sur "Conann".
Dans cette idée de bibliothèque, Bertrand Mandico avait-il l'intention de faire quelque chose semblable à une liste de courses, en énumérant ses besoins, y avait-il aussi des références spécifiques dans cette liste ?
Oui, il y avait des références spécifiques. Il y en avait quelques-unes, pas beaucoup. C'est pourquoi je cherche à intervenir le plus tôt possible. C'est une trajectoire. Quand j'ai commencé ce métier, notamment avec "Les Garçons Sauvages", la confrontation avec les références était moins contraignante. Et maintenant, au fil des films, je commence à réaliser combien cela peut être parfois limitant. J'ai donc travaillé plus en amont, mais il y avait toujours des références spécifiques, et parfois c'était très intéressant. Par exemple, il y avait un morceau de Paul Anka, "You Are My Destiny", un morceau du Wu-Tang Clan, "C.R.E.A.M.", et un morceau de Morricone avec des chants d'enfants. On retrouve cet aspect de chants d'enfants à la fin du film lors d'une séance photo et d'une fusillade, des chants d'enfants que j'ai réalisés moi-même. C'est un large spectre, et demander à une même personne de s'immerger dans le hip-hop, la musique orchestrale, la musique synthétique, des hits des années 50 ou 60, et de la musique d'ambiance japonaise des années 80, pouvait parfois être déstabilisant. C'est pourquoi sur ce film, je me suis senti très guidé. Il fallait lâcher prise et suivre la direction, tout en essayant de maintenir un fil narratif à travers ces époques.
Est-ce que "Conan" de John Milius avec Schwarzenegger et la partition de Basil Poledouris ont été une référence ?
Pas du tout, pour être honnête, je ne me souviens plus de la musique.
Vous ne l'avez ni revu ni réécouté ?
Non. C'est un film qui prête à débat. Il ne s'agissait pas de faire un parallèle avec le film lui-même, mais d'invoquer la figure de Conan sans jamais faire référence à une scène ou un élément précis du film. On ne retrouve pas l'arme, ni un vêtement, ni un personnage, il n'y a pas de clins d'œil. La vraie question était plutôt de jouer avec l'imagerie fasciste que véhicule Conan le Barbare. C'est un film très viril, extrêmement violent, qui glorifie l'héroïsme par l'absence de cœur. Ainsi, toute la trajectoire de notre film "Conan la Barbare" tourne autour de cette question : qui a un cœur, où se trouve-t-il, qu'est-ce qu'un acte barbare, particulièrement en ces temps troublés où l'on entend constamment parler de monstruosité, de barbarie, sans vraiment savoir ce qu'est la véritable barbarie. La question centrale n'est pas tant de savoir qui est le barbare, mais plutôt de comprendre quelle structure de pouvoir détermine ce qui est barbare et ce qui ne l'est pas.
Vous mentionniez à propos des "Garçons Sauvages" que vous ne composez pas la musique, mais que vous la fabriquez. Est-ce qu'aujourd'hui, après avoir travaillé sur plusieurs autres films, vous continuez à suivre cette approche ?
Je continue d'apprendre davantage dans l'écriture, j'apprends le métier en le pratiquant. Ce qui demeure essentiel pour moi, c'est le corps. Je sens lorsque je fais vibrer un instrument quand l'émotion est juste. Cela reste donc mon gouvernail. Il faut donc jouer la musique, il faut la sentir, pour savoir si elle va dans la bonne direction. Cela peut parfois être un peu contraignant car bien que je joue de plusieurs instruments, je ne suis spécialiste d'aucun. Et parfois, pour atteindre une émotion particulière, il faut avoir une certaine maîtrise et un son spécifique. En ce moment, mon défi est de trouver un équilibre entre créer de la musique en la jouant et en l'écoutant, tout en trouvant des moyens de collaborer au sein de cette industrie qui nous permettent de jouer ensemble sans forcément passer par la composition écrite.
Dans cette idée de fabrication, en jouant vous-même toutes les parties instrumentales, vous n'utilisez pas d'instruments virtuels pour créer des maquettes ?
Même les instruments virtuels on les joue. Ils demeurent tout de même des instruments. L'une des premières choses qui m'a frappé avec "Les Garçons Sauvages" était la prouesse technique de l'échantillonnage et des banques de sons, qui pouvaient nous donner accès à des orchestres incroyables ou des solistes extraordinaires enregistrés sous nos doigts, mais cela signifiait aussi la perte d'une certaine spécificité, et il fallait la recréer ailleurs. Même avec un orchestre, il faut donner une spécificité, il faut s'approprier les outils. En général, je crée une maquette qui est déjà assez aboutie et parfois j'essaie de faire d'autres versions pour explorer davantage, voire enregistrer des musiciens. Cependant, il arrive qu'on me demande de revenir en arrière car la première maquette, malgré une production moins riche, a laissé une impression durable dans l'esprit du réalisateur ou de la réalisatrice.
Dans "Conann", Elina Lowensohn joue un rôle central, principalement à travers sa voix plutôt que son apparence. Elle était également présente par la voix dans "Les garçons sauvages" où elle chantait la fameuse chanson "Wild Girl" lors du générique de fin. Est-ce que sa voix a eu une influence sur la musique ?
Globalement, il n'y a pas de morceaux musicaux avec sa voix, mais il y a quelques passages en arrière-plan. Il y a une séquence à New York que je trouve particulièrement touchante, non pas parce que je suis fier de la musique, mais parce que les performances des actrices sont incroyables. C'est un moment où Conan 35 commence à retrouver sa mémoire, se rappelant du pacte terrible qu'il a fait avec Rainer. La mise en scène est vraiment belle, et il y a un fond musical léger avec un petit thème, très subtil et détendu, ce qui est inhabituel dans le cinéma de Bertrand où l'on a tendance à être plus exubérant. Ici, c'est délicat et je trouve ça très émouvant. Cela est clairement guidé par la voix d'Elina mais aussi par celle de Sandra Parfait qui interprète Conan 35. On est guidé par les voix des actrices.
Ensuite, il y a la chanson interprétée par Barbara Carlotti...
Bertrand avait en tête le morceau de Paul Anka que j'ai déjà évoqué, un des plus grands vendeurs de disques, avec une voix exceptionnelle et qui écrit des tubes. Il ne fallait pas seulement créer un morceau qui soit à la hauteur, mais aussi reconnaître que la chanson originale a une existence et une histoire qui résonne avec les gens. Quand on l'utilise dans un film, cela éveille quelque chose d'extérieur au cinéma. J'étais en faveur de tenter d'obtenir les droits, mais le budget était très limité car les films de Bertrand sont difficiles à financer et peuvent être coûteux en raison de l'utilisation de pellicule et des décors. Je me suis donc retrouvé à composer ce morceau. Bertrand a écrit des paroles en anglais, et comme il est ami avec Barbara Carlotti, avec qui nous avions déjà enregistré pour "Afterblue", nous avons organisé une petite session d'enregistrement où elle chante en solo et rend hommage à Paul Anka.
Finalement, cela donne quelque chose d'original qui est bien meilleur que le morceau de Paul Anka dans la mesure où cette chanson appartient maintenant au film de Mandico...
Je suis ravi d'entendre cela, c'est exactement ce que j'espérais. J'espère que cela permet d'atteindre une spécificité dans la mélodie et l'arrangement. Lorsqu'on utilise une chanson existante, on a un impact fort au début, mais on est limité en termes de sortie car on ne peut pas réarranger ou jouer avec les thèmes, donc on finit souvent par un fondu, ce qui n'est pas idéal. Alors qu'avec de la musique originale, on a la possibilité de créer une sortie qui accompagne l'image et l'action, qui n'est pas un simple fondu. C'est très pratique et permet de mieux harmoniser la musique avec les scènes.
Propos recueillis par Benoit Basirico
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