par Sylvain Rivaud, Damien Deshayes
- Publié le 16-12-2005
KOYAANISQATSI est un film qui, à sa sortie, pouvait être considéré à juste titre (et l'est encore) comme un film d'un genre nouveau. Sans paroles, sans intrigue, sans acteurs, c'est une sorte de gigantesque clip d'une heure et demi destiné à un public mondial, qui utilise deux modes d'expression universels et intemporels : l'image et le son. Deux médiums qui se marient et fusionnent dans ce film hypnotique, qui a bouleversé des générations de spectateur et influencé nombre de créateurs. C'est un peu le « film ultime » dans l'utilisation de la musique sur des images, l'un n'allant pas sans l'autre, le sens même du film (si tant est qu'il y en ait un) résultant de cette cohésion quasi-parfaite. D'une certaine manière, on pourrait dire que Philip Glass est presque co-réalisateur du film.
L'ouverture est sombre et belle, avec une mélodie aux claviers et une voix d'homme grave (échantillonnée) qui répète lentement « KOYAANISQATSI » sur le titre, qui s'affiche en rouge sur fond noir à l'écran. Le premier tiers du film est constitué de paysages et d'étendues naturelles, filmées sobrement et lentement, soit à terre, soit en vues aériennes, en plans fixes ou en panoramiques. La musique qui illustre ces premières séquences (« Organic ») est d'abord grave et mystérieuse, comme si l'on découvrait une planète inconnue, avant de virer à la pure contemplation. Dans « Cloudscape », qui illustre d'autres séquences de paysages, avec parfois des plans fixes ou de lents panoramiques de plusieurs minutes accélérés afin de produire un mouvement rapide des nuages dans le ciel, Philip Glass utilise des rythmes plus rapides, comme pour produire un effet hypnotique.
Dans « Vessels », le compositeur introduit des chours à l'apparitions d'humains à l'image. Des humains toujours montrés en groupe, en société, dans leur lieu de vie ou de travail (villes, etc). Glass, toujours aux claviers, développant de nombreuses mélodies répétitives, effectue des changements de rythmes fréquents, dynamisant ainsi le rapport image / son, déjà assez fusionnel depuis le début du métrage, rendant l'ensemble de plus en plus hypnotisant et percutant. Dès lors, le film vire au pur spectacle visuel et sonore, où le montage quasi virtuose des images et l'utilisation de la musique font de KOYAANISQATSI un clip jouissif et radical, qui inspirera d'ailleurs bon nombre de réalisateurs de clips vidéos et de cinéastes contemporains (on pense parfois à Darren Aronofsky et son « REQUIEM FOR A DREAM »). Le dernier tiers du film représente certainement la partie la plus intense du film (« The Grid », longue suite de plus de 20 minutes). Exclusivement urbain, le cadre de la fin du film montre des vues vertigineuses de buildings illuminés à la lumière du soleil couchant (les ombres virent et s'entrecroisent au fil du temps, dévoilées par l'accélération des images). Avec des sons synthétiques épurés, Philip Glass illustre la jungle urbaine (mouvements de foules accélérés, entrées et sorties de centres commerciaux, escalators) avec des rythmes de plus en plus fous, et des chours à l'utilisation tout aussi déshumanisée (répétitions, changements de rythmes et de modes).
Le film se clôt sur une pièce de 13 minutes (« Prophecies »), sombre et lente, où un clavier seul soutient quelques chours funèbres. Métaphore de la folie humaine et de la civilisation, du rapport de l'homme à son environnement, l'ouvre se termine sur une note amère, mystérieuse et peu optimiste. La toute fin de l'ensemble rejoint l'ouverture du film (la mélodie sombre au clavier et la voix grave), bouclant la boucle, et clôturant le film à la manière d'un « Carmina Burana » contemporain (on se souvient de la reprise de la célèbre ouverture « O Fortuna » à la fin de l'ouvre de Carl Orff). Sauf qu'en lieu de place et de fêter la joie de vivre, KOYAANISQATSI célèbre une humanité sombrant dans la folie, accélérant le temps, modifiant sa environnement d'autant plus vite, et se rapprochant de plus en plus d'une fin probable et inéluctable.
« Koyaanisqatsi n'a pas de sujet réel. Il n'a pas non plus de sens ou de valeur. Koyaanisqatsi, après tout, n'est rien d'autre qu'un objet animé, un objet qui évolue avec le temps, et c'est au spectateur de lui donner un sens. L'art n'a pas de sens intrinsèque. » (Godfrey Reggio)
Pour ce concert, étaient présents sur scène plusieurs synthétiseurs (Philip Glass étant aux claviers), un petit ensemble de vents et de cuivres, le tout amplifié par des enceintes. Michael Riesman dirigeait la dizaine de musiciens. La voix entendue au début et à la fin du film était enregistrée, mais l'ensemble du reste de la bande sonore du film, projeté au-dessus de l'orchestre (projection cinéma 35 mm et non vidéo-projection), était interprétée en direct par les musiciens.
POWAQQATSI - LIFE IN TRANSFORMATION est sans aucun doute le film de la QUASI TRILOGY le plus célèbre. Il est aussi l'un de ceux qui a révélé au grand public le compositeur américain Philip Glass.
Le film quasi visionnaire de Godfrey Reggio (1988) décrit comment la technologie occidentale et la concentration urbaine ont étouffé puis anéanti des peuples en contact direct avec la nature afin de survivre (En langage Hopi, PO-WAQ-QATSI est une « entité ou un style de vie qui se nourrit des forces vitales d'autres êtres pour perpétuer sa propre existence. » Reggio oppose ainsi deux modes de vie : celui des indigènes, peuple qui prend son temps et respecte son environnement (images constamment au ralenti) et celui du monde moderne, monde publicitaire et vampirique, destructeur et amoral (montage accéléré). Peu à peu, le second asphyxie l'autre, et des images évocatrices dépeignent le désarroi de ces peuples ancestraux, égarés dans cette nouvelle jungle, faite de béton et de macadam, contraints à vivre dans des bidonvilles crasseux (images saisissantes de taudis à perte de vue). Dans les dernières séquences du film, la population autochtone est réduite à l'état de fantômes, spectres errant dans les rues, derniers vestiges d'une culture disparue.
POWAQQATSI, film politique et militant, est curieusement muet. C'est la symbiose entre l'image et la musique répétitive de Philip Glass qui donne du sens à la dénonciation. Pour la première fois, le compositeur fait la synthèse entre son propre langage et la musique du monde qu'il a apprise avec le joueur de ragga Ravi Shankar. A cette occasion il a également effectué des recherches au Pérou, au Brésil et en Afrique de l'Ouest. Ostinati rythmiques sur des tempi irréguliers et extraeuropéens, mélodies et harmonies qui ne se plient pas aux règles occidentales (curieuses modulations, qui peuvent apparaître fautives pour une oreille classique), chour d'enfants hispanophones, telles sont les principales caractéristiques de cette partition. L'exploit du compositeur est d'avoir su dramatiser son écriture minimale et répétitive grâce essentiellement à des procédés d'orchestration. Le résultat, qui sonne comme une transe ancestrale, une danse tribale et mortuaire, est stupéfiant. La déchéance tragique des peuples est accentuée par des nuances fortissimo de plus en plus assourdissantes, émulant presque le bruit des réacteurs de l'avion qu'on voit décoller à l'écran. Les flammes noires qui symbolisent l'emprise destructrice de la modernité sont accompagnées par un déluge de coups de gongs, de plus en plus violents. La résonnance dévoile un paysage dévasté, avec une voiture calcinée. A cet instant apparaissent les premiers fantômes d'une civilisation disparue. Glass utilise la réverbération et le chant du muezzin pour représenter l'âme de ce peuple mourant.
« Powaqqatsi est une impression, une réflexion sur la façon dont la vie est en train de changer, rien de plus. Libre au public de tirer ses propres conclusions. Le film met l'accent sur notre unanimité en tant que communauté mondiale. » (Godfrey Reggio)
Pour ce concert, l'orchestre symphonique original (90 musiciens) est ici remplacé par une multitude de synthétiseurs, accompagné de percussions, de quelques vents et cuivres, et des voix soprani, le tout amplifié par des enceintes. Cet arrangement synthétique, favorisé par les techniques de l'échantillonnage, le travail des ingénieurs sons et l'acoustique de la salle, ne trahit pas l'ouvre : il la restitue au contraire dans toute son ampleur. Michael Riesman dirige ce petit ensemble d'une dizaine de musiciens, parmi lesquels le maestro Philip Glass dont la présence seule a suffi à illuminer cette soirée.
Achevant la « Qatsi Trilogy », vingt ans après la sortie du premier film, NAQOYQATSI est probablement le moins réussi des trois volets de Reggio, car sûrement le plus « conceptualisé ». Le film perd la folie et la verve impulsive des deux premiers films, s'enfonçant dans le genre périlleux du film engagé contre la déshumanisation et le virtuel.
« La production de Naqoyqatsi repose sur la technologie même dont il entend dénoncer les effets pervers. Nous sommes donc au cour de la contradiction qui consiste à utiliser la technologie pour mettre en cause la technologie (.). L'image devient notre lieu de vie (.). Au fond, le sujet de Naqoyqatsi est celui d'une image fabriquée, d'un paysage numérique sans horizon, dénué de toute réalité et pourtant plein de promesses. Les outils qui ont servi à produire le film sont le véritable sujet du film. » (Godfrey Reggio)
Hélas, malgré ses bonnes intentions, Reggio ne parvient pas à s'extirper du simple clip tantôt esthétisant, tantôt faussement engagé (contre une technologie qu'il connaît visiblement mal). Si les premiers films démontraient plutôt subtilement les dérives de la civilisation humaine, ce dernier film parvient mal à émouvoir et à étonner. Les images, empruntes de la vie quotidienne moderne, sont parfois modifiées numériquement (la plupart du temps avec peu de goût et d'audace), comme pour exprimer le passage d'une humanité de chair à une humanité virtuelle. Le film passe en revue à peu près tout et n'importe quoi (à l'image de cette séquences de sportifs, censés symboliser le dépassement de l'homme au statut de machine à record). Un propos certes intéressant, mais que le réalisateur survole passablement, en multipliant les raz-de-marée sonores et visuels gratuits (on préfèrera nettement INNOCENCE - GHOST IN THE SHELL 2 du japonais Mamoru Oshii sur le même sujet). En tout cas, si le film est censé illustrer les désastres causés par une mauvaise utilisation des nouvelles technologies, c'est plutôt réussi.
La musique de Philip Glass, en revanche, innove partiellement avec l'introduction d'un instrument acoustique en solo : le violoncelle, interprété par Maya Beiser, qui compte parmi ses collaborations de grands noms de la musique tels que Steve Reich, Brian Eno, Trent Reznor ou le compositeur chinois Tan Dun (pour qui elle interpréta notamment une version concert de la musique du film TIGRE ET DRAGON). Elle est considérée comme une violoncelliste solo de premier plan.
La musique de NAQOYQATSI est globalement plus lyrique et plus riche que celle des deux premiers volets de la « Qatsi Trilogy », comme pour remplir le vide quasi abyssal des images. A l'opposé des films précédents, Philip Glass refoule les synthétiseurs à l'arrière-plan et privilégie l'utilisation du violoncelle, symbolisant en partie ce soupçon d'humanité perdue dans le raz-de-marée numérique du monde moderne. Les mélodies de Glass demeurent efficaces, subtiles et agréables, parfois même l'orchestre s'emballe dans un flot emphatique du plus bel effet, mais sur les images, l'effet produit reste de l'ordre du simple clip. On ne ressent plus le fièvre hypnotique de KOYAANISQATSI, tant le film semble préfabriqué et le montage artificiel (ce qui semble être pourtant la volonté du réalisateur). Bref, une ouvre aussi froide que le sujet qu'elle aborde. Mais sans émotion, sans talent, le message ne passe pas. Reste une musique éblouissante, toujours inspirée et d'un lyrisme confondant (bien que sombrant à l'occasion dans la facilité), qu'on appréciera néanmoins sur le disque, ou comme ici en concert, pour le simple plaisir des oreilles.
par Sylvain Rivaud, Damien Deshayes
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