par Quentin Billard
- Publié le 01-01-2012Après avoir collaboré à deux reprises avec Harry Gregson-Williams, Ben Affleck se tourne cette fois-ci vers Alexandre Desplat pour écrire la musique de « Argo ». Le compositeur français a sans aucun doute été choisi par la production suite à ses partitions pour d’autres thrillers politiques tels que « Syriana » ou « The Ides of March ». Pour « Argo », Desplat reste dans sa zone de confort habituelle et livre une partition à suspense plutôt atmosphérique et minimaliste, à base d’orchestre, d’électronique et d’instruments solistes aux sonorités orientales/arabisantes pour suggérer les décors iraniens. En plus de l’orchestre de taille relativement moyenne, Alexandre Desplat met particulièrement l’accent sur les rythmes électroniques modernes et les instruments solistes orientaux, avec les vocalises de la chanteuse iranienne Sussan Deyhim, la traditionnelle flûte ney, le kemençe ou lyra (sorte de vièle rustique très présente dans les Balkans et au Moyen-Orient), les percussions ethniques et l’oud. Ces sonorités orientales, on les découvre très vite dès le début du film avec un solo introductif de kemençe et de la ney dans les premières secondes de « Argo », dévoilant le thème principal, mélodie orientale et majestueuse accompagné par une longue tenue de cordes et de synthétiseur du plus bel effet, une sorte de note en suspension par dessus laquelle la mélodie s’élève lentement mais sûrement. L’oud, les percussions et l’électronique sont introduits vers la fin du morceau avec quelques cordes staccatos, des éléments qui culminent dans le superbe « A Spy in Tehran » durant lequel Desplat développe une atmosphère de musique orientale/arabe absolument magistrale et relativement authentique, évitant les sonorités hollywoodiennes/occidentales habituelles pendant quelques minutes. A l’aide d’un ostinato rythmique trépidant de derboukas, les solistes peuvent s’en donner à coeur joie entre le bourdon du kemençe, les percussions électroniques et les notes quasi improvisées de l’oud pour évoquer dans le film la ville de Téhéran. On appréciera la façon dont Desplat mélange ici acoustique et électronique (en partie épaulé à la programmation par TJ Lindgren, complice d’Hans Zimmer chez Remote Control, et qui travaille aussi assez régulièrement avec Danny Elfman, Trevor Morris ou Steve Jablonsky). Si le rythme trépidant des premières minutes de « A Spy in Tehran » suggère clairement la tension du film, les notes plus lentes de la vièle à la fin du morceau et les vocalises de Sussan Deyhim parviennent à créer une atmosphère plus sombre et oppressante, rappelant le danger qui pèse aussi bien sur les otages que sur Tony Mendez et son équipe.
Plus étonnant encore, Desplat va même jusqu’à créer un ostinato entêtant à partir d’un duo vocal féminin en scat au début de « Scent of Death », les deux voix créant un étrange ostinato rythmique rapide et un peu hystérique sur fond de vocalises orientales quasi improvisées et de solistes. Ici aussi, comme dans « Argo » ou « A Spy in Tehran », Desplat utilise une pédale tout le long du morceau pour renforcer l’idée de la tension, du suspense et du compte à rebours. « Scent of Death » parvient ainsi à s’imposer aussi bien dans le film que sur l’album en créant un climat oriental assez étrange, envoûtant et fascinant, bien éloigné des clichés occidentaux habituels autour des musiques traditionnelles arabes. On appréciera d’ailleurs le fait qu’Alexandre Desplat ait choisi de placer sa musique selon le point de vue iranien, alors que l’aspect plus occidental, pourtant présent dans le score, est finalement assez régulièrement relégué au second plan. Evidemment, il y a aussi les passages plus obligés et conventionnels comme le solennel et magnifique « The Mission » qui apporte un espoir et une émotion poignante au film, avec son très beau thème lyrique de cordes/trompette pour la mission qui rappellerait presque James Horner ou James Newton Howard, un morceau magnifique qui, bien que beaucoup plus conventionnel et hollywoodien, parvient à apporter une émotion remarquable aux images. Dans le même ordre d’idée, le final à l’aéroport de « Cleared Iranian Air Space » développe pendant 6 minutes une atmosphère dramatique saisissante aux cordes, avant de reprendre le très beau thème de la mission au piano à 2:52, un passage plus poétique, solennel et touchant typique du lyrisme habituel d’Alexandre Desplat. Mais ce sont surtout les passages plus inhabituels comme « Hotel Messages » qui parviennent ici à nous impressionner par leur inventivité et les recherches d’idées. Ici, comme dans « Scent of Death », Desplat base l’essentiel de sa pièce autour d’un ostinato rythmique vocal en scat, Sussan Deyhim doublant en fait les rythmes de derboukas avec ses onomatopées rythmiques comme le font régulièrement les chanteurs de scat dans le jazz ou certains musiciens arabes. Quelques passages plus atmosphériques comme « Held Up By Guards » instaurent une tension permanente à l’écran oscillant entre cordes, électronique, percussions et solistes de façon peu surprenante, comme dans « The Business Card » où l’on retrouve les sonorités iraniennes/ethniques de « A Spy in Tehran ». N’oublions pas de mentionner la présence d’un second thème assez présent tout au long du score, un thème de piano intime introduit au début de « Held Up By Guards » pour les otages, repris aussi au début de « Tony Grills the Six », dans « Missing Home » (à 1:14 au piano) ou aux cordes dans « Cleared Iranian Air Space » à partir de 1:47 et à 1:16 dans « Breaking Through the Gates ».
Niveau action, le score nous offre sa part de rythmes complexes et robustes dans l’excellent « Breaking Through the Gates », scène de fuite entièrement rythmée par les percussions orientales, les loops électros, les ostinati rythmiques de voix en scat, l’orchestre et les solistes. On appréciera ici les nombreux rebondissements rythmiques qui suivent le montage de la scène, offrant encore une fois l’occasion à Alexandre Desplat d’expérimenter ses effets rythmiques vocaux inventifs de scat à partir de 1:38, comme il le fait aussi dans « Tony Grills the Six », « The Six Are Missing » ou « Sweatshop ». Les sonorités orientales culminent ensuite dans la scène à l’aéroport (« Drive to the Airport ») ou dans « Istanbul/The Blue Mosque », alors que la musique parvient aussi à se faire plus posée, minimaliste et discrète dans « Missing Home », ou plus sombre et atmosphérique dans le tendu « Bazaar ». Au final, Alexandre Desplat parvient à créer une partition assez accrocheuse et prenante pour « Argo », bien plus passionnante que son précédent travail sur « Syriana ». Grâce à une utilisation habile des instruments solistes orientaux, des ostinati rythmiques en scat utilisés de façon inventive ou d’un thème solennel assez poignant, Desplat parvient à apporter une tension intense au film et un sens du rythme assez surprenant sans jamais perdre de vue l’angle humain avec ses deux thèmes, même si une bonne partie du score est essentiellement consacrée aux élans rythmiques orientaux, aux passages ethniques évoquant l’Iran ou aux scènes de suspense. Pas forcément mémorable à la première écoute dans le film, la musique de « Argo » gagne véritablement à être appréciée en écoute isolée, où elle révèle tous ses détails et ses subtilités rythmiques et sonores. Certes, ce n’est pas le chef-d’oeuvre du moment, mais le score de « Argo » reste au final un travail de très bonne facture révélant un Alexandre Desplat en mode oriental assez inventif pour un résultat musical particulièrement rafraîchissant, extrêmement rythmé et énergique, à l’image du superbe « Breaking Through the Gates ». Sans être le score de l’année, « Argo » parvient à son tour à nous captiver complètement, une jolie réussite à mettre au compte d’Alexandre Desplat !
par Quentin Billard
Interview B.O : Pierre Desprats (Les Reines du drame, de Alexis Langlois)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)