par Sylvain Rivaud
- Publié le 01-01-2013Si le cinéma de Tim Burton s'est considérablement assagi depuis une dizaine d'années, la perspective de livrer un nouveau film en s'appropriant le matériau féérique et dingo du mathématicien anglais a de quoi séduire et peut annoncer un certain renouvellement dans la carrière de Burton, ou à défaut, au moins l'évitement de la répétition de ses gimmicks. De même, quant on sait à quel point ALICE AU PAYS DES MERVEILLES a su inspirer les artistes de toutes les générations depuis sa création (illustrateurs, cinéastes, musiciens), la perspective d'entendre l'appropriation de l'oeuvre par un compositeur connu et aimé a de quoi créer une attente passionnelle.
Pour ce qui est de la musique, une première écoute sans avoir vu le film révèle qu'inévitablement, Danny Elfman a été fort inspiré par l'oeuvre pour créer son générique de début. C'est sa spécialité depuis des années (souvenez-vous des génériques grandioses de EDWARD AUX MAINS D'ARGENT, BATMAN, L'ETRANGE NOËL DE MONSIEUR JACK, SPIDER-MAN et surtout MARS ATTACKS, peut-être son meilleur). Danny n'a pas son pareil pour faire monter la sauce et happer le spectateur dans le film avec un grand coup d'orchestre, et cet ALICE ne déroge pas à la règle : il signe ici l'un de ses nouveaux "main titles" mémorables dont lui seul a le secret et c'est un immense plaisir que de le retrouver autant en forme. En l'espace de cinq minutes, il y développe le thème d'Alice avec un choeur d'enfants, évoquant la personnalité désuète et rêveuse d'Alice. C'est aussi une mélodie très enlevée, rythmée et épique, qui annonce de l'aventure, la ligne mélodique chantée étant soutenue par des volutes de cordes, des cuivres puissants et des percussions, agrémentés de clochettes pour le merveilleux de la chose. On est conquis en quelques secondes et c'est peu de dire que ce premier morceau hautement inspiré rassure et vaut à lui seul l'achat du CD. La bonne nouvelle, c'est que Danny Elfman exploite son thème tout au long de l'album (on notera cinq reprises de ce morceau jusqu'à la fin du CD). La mauvaise, c'est que malheureusement, ce thème sera à peu près la seule idée mélodique de ce score. A croire que l'inspiration folle qui a permit à Elfman de l'écrire ne lui a donné aucune autre idée pour le reste...
Les premiers morceaux qui suivent sont dans l'esprit champêtre et gentillet qui caractérise le début de l'histoire. Le thème réapparaît dans "Down The Hole", marquant le premier événement de l'histoire (Alice tombe et se retrouve dans l'autre monde). "Doors" se fait plus inquiétant, mystérieux, avec l'apparition d'un motif descendant inquiétant. Même chose avec "Drink Me" qui instaure une ambiance plus opprossante. Après une forte présence mélodique, Elfman se fait plus atmosphérique. L'orchestration se fait aussi plus conventionnelle et il faut avouer que ces morceaux n'ont rien de bien virtuose.
"Bandersnatched" est le premier morceau d'action du score, construit de cuivres et de percussions, de manière assez prévisible. On y retrouve néanmoins furtivement le son d'un orgue, sorte de "marque de fabrique" du Danny Elfman des années 90 (BEETLEJUICE, BATMAN). "Finding Absolem" sonne comme un énième morceau d'ambiance annonçant une attente, dans une ambiance mystérieuse. Mais le choix des sonorités est d'une banalité étonnante pour Elfman et surtout pour l'histoire dont il est question. Davantage d'audace et d'expérimentation n'aurait pas été pour nous déplaire.
"Alice And Bayard's Journey" est un nouveau morceau mouvementé plutôt plaisant, mais là encore assez conventionnel, alternant rythmes entraînant et choeurs d'ambiance un peu fades rappelant parfois LE SEIGNEUR DES ANNEAUX (en moins épique). Danny Elfman semble ici en pilotage automatique, peut-être pour laisser de la place aux images, à l'évidence envahissantes. Dans "The White Queen", Elfman introduit un joli motif mélodique tendre et rassurant pour le personnage incarné par Anne Hathaway, mais le temps manque pour le développer (dommage...). "Going To Battle" est un nouveau passage d'action bien ficelé, mais encore une fois un peu sage. Il est néanmoins intéressant pour sa reprise du thème d'Alice à la fin. Les morceaux de fin n'arrangent rien cependant : avec leurs cordes mielleuses, ils sont d'une banalité confondante et dénués de la moindre inspiration. Ils ne servent qu'à introduire l'ultime morceau du CD (qui répond au générique de début) : "Alice Reprise #5", où le thème d'Alice est reprit en fanfare pour notre plus grand plaisir. Il n'y a pas vraiment de nouvelles idées (mais Elfman serait-il devenu réellement feignant ?), mais c'est plus dynamique, plus grandiose, et donc plus impressionnant. On reste néanmoins stupéfaits par l'absence d'autre thèmes réellement marquants, surtout quand on connaît le nombre de personnages délirants que compte le livre et qui pouvaient donner lieu à des mélodies singulières, ou au moins des motifs sortant un peu des sentiers battus. Mais le constat est sans appel : le thème d'Alice est tout ce qu'on a à se mettre dans les oreilles, et bien que le thème en question soit une grande réussite, c'est quand même la frustration qui l'emporte.
Au vu de l'attente et du potentiel créatif du projet, c'est donc peu dire qu'on est déçus. Il manque ici clairement la folie et l'exubérance qu'impose l'univers de Lewis Caroll. Danny Elfman s'est à l'évidence plié à des exigences "mainstream" du réalisateur et/ou des producteurs, ou bien s'est carrément rangé, mettant au placart la folie euphorisante qui faisait le délice de nos oreilles dans les années 1990. Elle est bien lointaine l'époque du chanteur punk du groupe Oingo Boingo ! Elle est bien loin aussi l'époque des cinq ou six mélodies mémorables que nous offrait Elfman par film de Burton (BATMAN RETURNS, EDWARD AUX MAINS D'ARGENT ou L'ETRANGE NOËL DE MONSIEUR JACK regorgeaient d'idées mélodiques singulières et géniales). Néanmoins, cet ALICE AU PAYS DES MERVEILLES a un atout de taille pour séduire : son thème. C'est définitivement un classique d'Elfman et il est très bien exploité dans le score. On pourra reprocher au compositeur de n'avoir pas pondu grand chose d'autre, mais il faut avouer que c'est déjà pas si mal, car par les temps qui courent, affirmer avec autant d'assurance une mélodie aussi forte au cinéma est une gageure. Les thèmes qui nous hantent après la projection et qu'on sifflote les jours suivants sont devenus rarrissimes. A n'en pas douter, celui d'Alice que nous offre Elfman en 2010 est de ceux-là. Si l'audace du musicien atitré de Tim Burton s'est diluée avec le temps, on peut encore au moins compter sur lui pour ça. Et cela nous est précieux.
par Sylvain Rivaud
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