Propos recueillis par Benoit Basirico
à Marseille (lors du Festival Music & Cinéma)
Cinezik : Comment vous êtes-vous retrouvé impliqué dans ce projet québécois ?
Eloi Ragot : C'est via le festival Music & Cinéma de Marseille et leur atelier "Le Troisième Personnage", un espace de rencontre entre compositeurs et réalisateurs ainsi que leurs producteurs. L'inscription se fait et les participants sont ensuite associés de manière aléatoire en binômes. On m'avait envoyé en amont le scénario de "Jour de merde" de Kevin T. Landry, et sur cette base, j'ai créé des maquettes. Nous nous étions rencontrés virtuellement par Zoom, car nous étions en 2021, une année marquée par la Covid. Nous avons discuté de mes maquettes, du film, et il a choisi de collaborer avec moi. Nous nous sommes très bien entendus, ce qui rendait la collaboration assez naturelle.
La rencontre s'est donc déroulée au stade du scénario, mais la collaboration a été entièrement à distance ?
Eloi Ragot : Oui, tout a été réalisé à distance. Je n'ai rencontré Kevin qu'il y a une semaine (fin mars 2024). Le film est sorti au Québec il y a un an. C'était une période chargée pour moi, donc je n'ai pas pu y aller pour la sortie. Actuellement, le film est présenté dans de nombreux festivals en Europe. Kevin a donc pu venir pour un mois, notamment à Marseille. Nous avons également participé à un festival à Florac cette semaine, appelé "Vues du Québec", un festival présentant des films québécois où nous avons pu montrer le film ensemble pour la première fois. Ainsi, bien que toute la collaboration ait été menée à distance via Zoom, tout s'est très bien passé, dès le début Kevin avait une vision claire de ce qu'il voulait, tout en me laissant la liberté nécessaire pour le film. Nous avons rapidement trouvé un langage commun et la collaboration s'est faite assez aisément.
Alors, "Jour de Merde" comporte plusieurs éléments, dont un personnage central, Maude, une jeune mère célibataire proche de la dépression, interprétée par Eve Ringuette. La musique avait-elle pour but d'illustrer sa dépression, de traduire ses sentiments intérieurs ?
Eloi Ragot : Sa dépression, non, mais ses sentiments intérieurs, oui. C'était un aspect que nous n'avions pas forcément anticipé à partir du scénario. Dans le film, 80 % des musiques qui ont été intégrées ont été composées avant le tournage. Parmi les 20 % composés après, il y a notamment des pièces pour Maude, qui offrent des moments de répit dans sa journée difficile. Lorsqu'elle prend le temps de respirer et de partager ses envies et ses rêves, la musique joue alors un rôle crucial. Elle agit comme une bouffée d'air frais dans cette journée anxiogène, en apportant une autre dimension et une instrumentation différente. À deux moments du film où Maude s'exprime plus ouvertement, nous modifions légèrement le ton pour ouvrir un peu plus le film.
Maude se rend alors en pleine forêt dans une maison où vit le gagnant d'un gros lot à la loterie, qui se montre très peu coopératif, marquant ainsi le basculement du film vers le thriller. Et cette forêt, vous l'avez illustrée avec la présence de banjos, de percussions boisées...
Eloi Ragot : Tout à fait, cela faisait partie des exigences de Kevin dès le départ. Dans la note d'intention accompagnant le scénario, il envisageait d'utiliser une chanson québécoise très spécifique pour le générique d'ouverture, "Cerveau ramolli" de Lisa LeBlanc, où le banjo est prédominant. Pour rester cohérent et parce que cela correspondait bien au projet, l'utilisation du banjo était essentielle. Personnellement, étant également guitariste de formation, j'ai exploré divers types de guitares au fil des ans, y compris l'ukulélé et finalement le banjo. Bien que j'écoute souvent du banjo, je n'avais jamais saisi l'opportunité d'acquérir et d'apprendre à jouer de cet instrument pour un film. Ce projet était donc l'occasion idéale. Le banjo, avec ses connotations de western, suggère aussi un duel, ici entre Maude et le quasi-ermite gagnant du loto, Gaëtan, joué par Réal Bossé. Cet instrument, à la fois intime et évoquant l'immensité du désert avec seulement quelques notes, nous a permis de jouer sur ces deux aspects : raconter une histoire personnelle et en même temps évoquer une dimension plus vaste. Cela nous a aidé à souligner la pression sociale sur les mères célibataires et le stress intense de la situation.
C'est un cinéma d'auteur abordant des thèmes d'intimité sociétale, comme la relation entre une mère et son fils, tout en intégrant des éléments de film de genre, romanesque, avec la forêt agissant presque comme un personnage à part entière. Pour créer cette musique, vous avez commencé par l'exploration instrumentale avant même d'écrire ?
Eloi Ragot : Effectivement, la forêt a rapidement été identifiée comme un personnage clé, ce qui m'a incité à utiliser des sons boisés. Je me suis rendu dans la forêt près de chez moi pour enregistrer le son des rondins de bois frappés les uns contre les autres, et j'ai été surpris par la qualité sonore que cela produisait, presque comme des notes musicales selon la taille des rondins. J'ai également enregistré le grincement de mon parquet à la maison. Nous avons donc cherché à capturer des textures sonores qui résonnent avec l'environnement du film et illustrent comment le personnage d'Eve est pris au piège, non seulement par Gaëtan et d'autres personnages révélés progressivement, mais aussi par la forêt elle-même, l'empêchant de retourner à Montréal à travers la distance et la neige. Cette immersion dans l'environnement dès le scénario m'a inspiré à créer un univers sonore unique, simplement en lisant des descriptions de l'ambiance du film.
Et concernant la dimension thriller du film, avec l'utilisation de cordes tenues maintenant une certaine tension, est-ce que cela a été développé dans un deuxième temps ou élaboré simultanément à la première dimension musicale ?
Eloi Ragot : Cela s'est fait un peu en parallèle. Après, il est vrai que cela a été affiné lors de l'enregistrement. Toutes les parties de banjo, c'est moi qui les ai jouées, donc elles sont restées. Mais à côté de cela, tous les sons que j'ai enregistrés, comme les grincements ou d'autres sons légèrement métalliques qui rappellent le western, étaient accompagnés d'un quatuor à cordes. Ces parties de cordes ont d'abord été modélisées sur ordinateur avant d'être enregistrées. Il a donc fallu que je donne une idée de ce à quoi cela allait ressembler. J'ai aussi combiné les maquettes de cordes avec des guitares et des basses électriques que je jouais à l'archet, ce qui a apporté une texture plus vivante. J'ai demandé au quatuor à cordes de jouer "sul ponticello" (technique consistant à jouer près du chevalet), pour obtenir des grincements, où les notes ne sont presque plus reconnaissables, flirtant avec la limite entre son et musique. Cela crée une ambiance incertaine, où l'on ne sait plus très bien ce que l'on entend ni où l'on se trouve, suivant ainsi le parcours sensoriel de Maude qui perd pied dans l'intrigue, ne sachant plus qui elle est.
Le film aurait pu glisser vers la caricature ou une simple illustration de genre, mais il maintient un équilibre délicat, souvent par un jeu subtil de placement musical. Comment avez-vous réussi à trouver cet équilibre, notamment dans les aspects comiques et parfois burlesques ?
Eloi Ragot : Concernant le placement des musiques, comme je l'ai mentionné, 80% des compositions ont été réalisées avant le tournage même. Ainsi, c'est Kevin, qui est aussi le monteur du film, qui a monté son film en intégrant mes musiques. Certaines scènes ont été spécifiquement montées pour accompagner les musiques. Parfois, il m'a demandé de réajuster certaines musiques pour mieux s'adapter au montage. Cela lui donnait une grande liberté de placer les musiques où il le souhaitait, même si certaines étaient initialement prévues pour des scènes spécifiques, notamment une scène cruciale au milieu du film qui marque un changement de genre. Pour la comédie, il est vrai que c'est un défi de travailler sur un projet qui mêle comédie, drame et thriller. Nous étions d'accord dès le début pour que la musique ne joue jamais la comédie, mais qu'elle reste très sérieuse afin de mettre en relief les éléments comiques. La musique est maintenue très sèche et inquiétante du début à la fin, ce qui accentue également l'humour, très noir et décalé. Cette approche conditionne beaucoup notre réception de l'humour. La première partie du film est plutôt dramatique, et c'est cette musique déjà inquiétante dès le début qui nous permet aussi de faire la transition vers une seconde partie bien plus pince-sans-rire et nettement plus décalée.
Quel a été le travail de montage musical ? Y a-t-il eu des suppressions ou des ajouts de musique ?
Eloi Ragot : Enlever des morceaux est un peu difficile car il a monté le film en intégrant la musique dès le départ. Il a placé la musique là où il le jugeait nécessaire. Je ne pense pas avoir ajouté beaucoup d'éléments non plus, si ce n'est pour ces deux moments spécifiques pour Maude où il fallait créer des respirations pour relancer la dynamique du film. Il y a également eu un travail approfondi sur chaque morceau, en questionnant les points de début et de fin. Concernant le tempo, il y a eu des ajustements, notamment pour une scène de course-poursuite. Nous avons expérimenté différents tempos pour voir ce qui fonctionnait le mieux.
Le réalisateur avait-il des références musicales particulières en tête ?
Eloi Ragot : Non, sur ce projet avec Kevin, il n'y avait pas de références musicales spécifiques comme c'est souvent le cas sur d'autres projets. Habituellement, je reçois avec le scénario une liste de morceaux sur Spotify qui ont inspiré les réalisateurs durant l'écriture, ou des morceaux auxquels ils envisagent une ressemblance en termes d'instrumentation. Mais Kevin avait une idée assez claire de ce qu'il voulait en termes d'instrumentation, notamment le banjo et les cordes, donc il m'a laissé assez libre d'explorer d'autres possibilités. J'ai introduit plusieurs techniques de jeu, comme l'utilisation d'un bottleneck sur le banjo, ce qui permet de glisser sur les cordes pour obtenir des sons légèrement désaccordés. Kevin était surtout intéressé par les textures sonores. Heureusement, nous n'avons pas eu à nous conformer à des musiques temporaires ou à nous rapprocher d'un style musical particulier grâce à la liberté qu'il m'a accordée.
Par rapport à votre parcours général, considérez-vous ce projet comme une continuité de votre travail ou comme quelque chose d'assez singulier ?
Eloi Ragot : Ce projet s'inscrit assez bien dans la continuité de mon parcours, qui a commencé dans le rock amateur, puis a évolué vers le jazz et l'électronique expérimentale. Progressivement, j'ai réintégré la guitare à une place centrale dans ma musique, explorant divers types de cet instrument. Par exemple, sur un court métrage récent, j'ai beaucoup utilisé le ukulélé, sur demande du réalisateur, ce qui était aussi un peu le fruit du hasard. Je n'ai pas réutilisé le banjo depuis, mais je pourrais le faire si un projet s'y prête. Dans une série que j'ai composée l'année dernière, "Des gens bien", l'idée était d'avoir une ambiance de western moderne, donc avec une forte présence de guitare. Mon approche consiste souvent à partir d'une page blanche pour chaque projet, à ajouter des éléments progressivement, et j'aime enregistrer rapidement des choses pour les envoyer, qu'elles plaisent ou non. Ce processus ne permet pas toujours de retoucher précisément, contrairement au MIDI, mais je trouve que l'imperfection et le côté humain de la musique sont plus intéressants pour transmettre des émotions. Cela représente bien ce que je fais, tendant vers une musique un peu sombre.
Vous avez travaillé dans différents territoires francophones, y compris le Québec, la Belgique et la Suisse ?
Eloi Ragot : Exactement, j'ai vécu longtemps à Bruxelles où j'ai réalisé mes premiers projets professionnels. Avant cela, j'ai passé cinq ans à Berlin où j'ai beaucoup travaillé sur des courts métrages. C'était une excellente école pour apprendre à traiter différents genres, comme le thriller, la comédie ou le drame, et à chaque fois recommencer avec un nouveau réalisateur pour trouver un langage commun. Après être arrivé à Bruxelles, je me suis orienté vers les séries télévisées, travaillant beaucoup avec la RTBF. Récemment, j'ai composé pour une série en coproduction avec la Suisse et la Belgique, et également pour un long métrage et une série allemande en coproduction avec la Belgique. Les deux longs métrages québécois sont venus grâce à ma participation à l'atelier "Le Troisième Personnage" du festival de Marseille, qui m'a ouvert des portes à l'international et offert l'opportunité de travailler sur des projets très variés. Je leur en suis très reconnaissant.
Propos recueillis par Benoit Basirico
à Marseille (lors du Festival Music & Cinéma)
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