Propos recueillis par Benoit Basirico
- Publié le 30-04-2024Benoit Basirico : Lisa Chevalier, vous avez commencé votre parcours en tant que pianiste avant d'approfondir vos études en cinéma et musique de film au conservatoire de Lyon. Vous avez également reçu le prix Cinezik pour le court-métrage "La beauté du geste" lors du Festival de Marseille l'année dernière. Erwann Chandon, vous avez aussi un parcours lié au court-métrage et au conservatoire de Lyon, ainsi qu'au MMAV, un master de musique appliquée aux arts visuels. Vous avez réalisé des courts-métrages de 2011 à 2018, puis vous vous êtes tourné vers le long-métrage avec "Une année polaire" (de Samuel Collardey, 2018) et récemment, vous avez composé la musique de "Chasse gardée" (de Antonin Fourlon et Frédéric Forestier, 2023), une comédie sur les chasseurs. La composition de musique de film a-t-elle toujours été une vocation pour vous ?
Lisa Chevalier : Pour ma part, cela a toujours été une vocation. Depuis mon enfance, je suis une passionnée de cinéma et, ma famille n'étant pas musicienne, je ne savais pas qu'il existait des formations pour devenir compositeur de musique de film. Je pratiquais seule au piano et improvisais sur des courts métrages. Au lycée, j'ai intégré une classe de cinéma et, en discutant avec mon professeur, j'ai découvert qu'il était possible de m'orienter vers la musique de film. Cela coïncidait avec la période post-bac, où chacun se questionne sur son avenir. Je me suis renseignée et j'ai découvert des formations à Annecy et Lyon, que j'ai suivies. Ma passion pour la musique de film était déjà bien ancrée, notamment influencée par des œuvres comme "L'Étrange Noël de Mr. Jack" de Tim Burton, dont j'ai d'abord connu la musique avant de voir le film, ce qui a grandement nourri mon imaginaire.
Benoit Basirico : Et pour vous, Erwann ?
Erwann Chandon : La musique de film était pour moi un rêve lointain. Adolescent, j'étais batteur dans des groupes de métal, un univers éloigné de celui des compositeurs de film que j'admirais, comme John Williams ou Danny Elfman. Sans formation, sachant à peine lire la musique, j'ai commencé à composer sur des logiciels, à l'oreille, en reproduisant les musiques que j'aimais. Cela m'a encouragé à me renseigner sur les formations professionnelles. Je me suis dit que, n'étant pas moins capable qu'un autre, je pourrais tenter ma chance. J'ai ainsi intégré le master MAV à Lyon, où j'ai rencontré des étudiants réalisateurs et commencé à composer pour leurs courts métrages. Cela m'a ouvert les yeux sur la possibilité de raconter des histoires avec ma musique. Mon parcours s'est construit progressivement, passant des courts métrages aux longs métrages. Ce rêve initial s'est peu à peu concrétisé sur une période de douze ans.
Benoit Basirico : Quel est votre regard sur les contraintes ? En effet, vous ne créez pas uniquement votre propre musique, mais vous composez également pour un film, selon les désirs d'un cinéaste. Quelles sont les contraintes que vous n'aviez pas nécessairement anticipées ?
Lisa Chevalier : Personnellement, je n'ai jamais vraiment considéré cela comme des contraintes. Ce qui me passionne dans la relation entre la musique et l'image, c'est justement l'échange autour d'un projet, et le fait de s'immerger pleinement dans l'univers d'un réalisateur ou d'une réalisatrice. Je m'efforce de composer spécifiquement pour le film et de m'aligner sur sa vision, donc je n'ai jamais vraiment ressenti cela comme des contraintes.
Erwann Chandon : Pour ma part, j'adopte une approche quelque peu différente. Je pense qu'il y a un type de musique que j'affectionne particulièrement et que j'ai su développer au fil des années, que l'on pourrait qualifier de style, bien que je ne sois pas certain d'avoir une identité définie. Toutefois, je sais ce que j'aime créer. Depuis environ six ou sept ans que je compose pour le cinéma, je tente de m'assurer que l'on me sollicite pour ce que j'aime faire. Lorsque je rencontre des réalisateurs, je leur demande souvent pourquoi ils ont fait appel à moi, et s'ils connaissent mes compositions précédentes. Nous discutons, ils ne savent parfois pas précisément ce qu'ils recherchent, et je leur demande alors s'ils sont sûrs de vouloir ce style de musique. Car je crée dans un style particulier et ne m'en écarte pas. Si c'est ce qu'ils recherchent, nous pouvons alors développer ensemble ce vocabulaire musical. Ainsi, j'évite les contraintes en choisissant les projets pour lesquels on me demande de composer dans un style qui me plait. Cela représente l'équilibre parfait entre la capacité d'adaptation et le désir du musicien de proposer une musique qui lui est propre.
Benoit Basirico : Quelle a été la rencontre la plus déterminante ?
Lisa Chevalier : Pour moi, la rencontre déterminante a été avec le réalisateur Marc Robinet, qui a réalisé le film "Opération Père Noël", produit par Folimage. Cette collaboration marquait ma première expérience professionnelle, alors que j'étais encore étudiante à Annecy en 2014-2015. Folimage était un studio que je connaissais bien pour ses films qui avaient marqué mon enfance, ce qui rendait cette expérience encore plus significative. Avec Marc, la collaboration s'est très bien passée, il était très à l'écoute et nous avons pu avancer efficacement. Il m'a fait visiter les locaux de Folimage et m'a initiée à différents aspects de la réalisation d'un projet d'animation, y compris les techniques de superposition des calques, des décors et des personnages, ce qui a été extrêmement enrichissant. Cela a été une expérience idéale pour mon premier projet, où nous avons eu l'opportunité d'enregistrer avec un orchestre de solistes. Bien entendu, la concrétisation du film a pris du temps, notamment en raison des longs délais de production typiques des films d'animation et des retards causés par la pandémie de Covid-19. Néanmoins, cela reste une rencontre mémorable et très formatrice pour moi.
Benoit Basirico : Pour l'orchestration d'un court-métrage, on sait qu'il y a souvent des contraintes budgétaires et qu'un orchestre peut coûter cher. Comment avez-vous géré cela ?
Lisa Chevalier : Effectivement, la question budgétaire était un défi majeur, car Marc, le réalisateur, aspirait à un grand orchestre symphonique, évoquant des compositeurs comme John Williams et Danny Elfman. Face aux restrictions budgétaires, nous avons opté pour un orchestre de solistes, ce qui signifie que nous avions un seul musicien par partie instrumentale. Par exemple, au lieu de dix violons, nous en avions un seul, et il en allait de même pour les autres sections de l'orchestre. J'ai donc adapté mes partitions pour qu'elles puissent être jouées en superposition : nous avons enregistré chaque partie deux fois pour simuler un effectif plus important. De plus, j'ai ajouté des instruments virtuels pour enrichir la masse sonore et donner l'impression d'un orchestre plus volumineux. Malgré le temps et le budget limités, cette méthode de travail intensive a été très efficace. J'ai eu la chance d'être impliquée dans le projet dès ses débuts, alors que le scénario était encore en cours d'écriture. Cela m'a permis de composer les thèmes principaux, comme le thème du monde de Noël et celui du chasseur, bien avant la finalisation des animations. Les animations étaient souvent synchronisées avec les musiques dès leur création, ce qui permettait de nombreux échanges et ajustements tout au long du processus. Dans ce film d'animation particulier, bien que le thème soit Noël, nous n'explorons jamais directement l'univers du Père Noël, des lutins ou de la fabrique de cadeaux. Ces éléments sont suggérés en toile de fond. J'ai donc utilisé la musique pour évoquer cet univers invisible mais omniprésent : les rythmes évoquent le galop des rennes, les clochettes rappellent les fêtes et des pizzicati aux cordes illustrent les lutins au travail.
Benoit Basirico : Erwann, vous avez également travaillé sur des courts-métrages d'animation, notamment "Burn out" de Cécile Carré en 2017, qui raconte l'histoire d'une mécanicienne-astronaute échouée sur une planète déserte. En tant que compositeur, comment appréhendez-vous la musique pour l'animation ?
Erwann Chandon : Pour moi, la musique que je compose est tout à fait adaptée tant au cinéma d'animation qu'au cinéma en prise de vue réelle, à condition que le film laisse une place suffisante à la musique. Cela doit être envisagé dès la mise en scène. Généralement, il s'agit de compositions pour des orchestres assez volumineux, avec des thèmes mélodiques marqués. Par exemple, pour "Chasse gardée" de Antonin Fourlon et Frédéric Forestier en 2023, la musique se rapprochait presque d'une musique de cartoon, répondant aux souhaits des réalisateurs de mettre en avant certaines actions à la manière d'un film d'animation. Ainsi, je ne fais pas de distinction significative entre composer pour l'animation ou pour la prise de vue réelle.
Benoit Basirico : C'est intéressant, et je pense notamment à "Quand on crie au loup" de Marilou Berry en 2019, où il y a beaucoup de "Mickey-mousing", cette technique qui synchronise la musique avec les mouvements à l'image, typique du film d'animation. La musique est vraiment en adéquation avec l'image, vous semblez avoir besoin de voir l'image pour composer ?
Erwann Chandon : Effectivement, je me base beaucoup sur l'image, elle est essentielle pour moi. En revanche, pour "La dernière vie de Simon" de Léo Karmann en 2019, j'ai commencé à travailler dès le stade du scénario, sans images disponibles. Avec le réalisateur, nous avons rapidement trouvé une connivence artistique. J'ai donc composé comme si les images étaient déjà là, avec des variations dynamiques prévues, comme pour une partition déjà destinée à un film. Le réalisateur s'est beaucoup inspiré de ces compositions pour le montage du film. Nous avions ainsi défini l'esthétique et la couleur musicale du film avant même que les images soient prêtes.
Benoit Basirico : "La dernière vie de Simon" mélange drame, deuil, science-fiction et fantastique, puisqu'il raconte l'histoire de Simon, un jeune orphelin qui peut prendre l'apparence des personnes qu'il touche. Un jour, son meilleur ami meurt dans un accident, et il décide de prendre son apparence. Le réalisateur avait besoin de votre musique comme matière première pour travailler, c'est bien cela ?
Erwann Chandon : Absolument, notre collaboration était très étroite. Léo, le réalisateur, est en fait mon voisin de palier. Lorsque je me suis installé dans l'appartement, il avait du mal à monter un canapé et m'a demandé de l'aide. C'est ainsi que notre amitié a commencé. Sa sonnerie de téléphone était "Rencontre du troisième type" de John Williams. Nous avons rapidement partagé une passion commune pour la musique de John Williams et les films de Spielberg, ce qui a renforcé notre connexion artistique. Lorsque nous avons commencé à travailler sur son film, tout s'est mis en place naturellement. Pour certaines scènes, il était crucial de trouver un équilibre entre légèreté et profondeur, entre merveilleux et nostalgie, pour rester connecté à la tendresse de l'histoire, malgré son apparente légèreté.
Benoit Basirico : La question du point de vue est centrale. Dans "La dernière vie de Simon", nous adoptons le point de vue des jeunes garçons et filles qui observent avec émerveillement le don de leur ami. Il y a un équilibre entre le merveilleux et la gravité du deuil abordé dans le film. Lisa Chevalier, vous avez signé la musique de "La beauté du geste" de Cyril Carbonne en 2022, qui traite d'une opératrice de prévention du suicide reconnaissant la voix d'une ancienne amoureuse. Le film mêle des éléments liés au tir à l'arc, évoquant une imagerie de film d'aventure, à la trame principale du suicide. Comment avez-vous abordé la composition musicale pour ce sujet délicat ?
Lisa Chevalier : Lorsque j'ai découvert que le film traiterait du suicide, j'ai immédiatement ressenti l'importance et la complexité du sujet. Mon défi était de trouver une approche musicale qui souligne le sujet sans l'alourdir. J'ai envisagé de créer une atmosphère où la musique agirait comme un souffle continu, symbolisant la vie fragile des personnages. J'ai utilisé un ensemble de flûtes jouant constamment pour matérialiser ce souffle, alternant entre des sons purement aériens et des notes plus marquées. Ce choix permettait d'illustrer le souffle de vie des protagonistes, insufflant une tension sur son éventuelle disparition. J'ai varié les timbres en utilisant des flûtes alto, des flûtes traversières et des flûtes basses, enrichissant ainsi le souffle qui se renforce au fil du film.
Benoit Basirico : Votre approche est-elle un mélange entre la mélodie et la recherche de timbres particuliers ?
Lisa Chevalier : Je pratique beaucoup la musique mixte, combinant des éléments électroniques avec des sons acoustiques. Souvent, la lecture d'un scénario évoque immédiatement une matière spécifique, comme l'eau ou le vent, qui devient une source d'inspiration pour ma composition. Je peux passer du temps à enregistrer des sons naturels, comme l'eau, et à expérimenter avec leur transformation pour voir où cela peut me mener. Dans ce film en particulier, il y avait une scène de cauchemar où j'avais pour défi de créer une ambiance horrifique en utilisant des flûtes, un choix inhabituel pour ce genre de scène. Cela a représenté un enjeu particulier, car les flûtes ne sont généralement pas associées aux films d'horreur.
Benoit Basirico : Oui, dans le choix des instruments, il y a aussi la possibilité de montrer à un réalisateur ou une réalisatrice que, derrière les instruments, il y a également différentes manières de les intégrer dans une composition, les faisant sortir de leur usage conventionnel. La flûte, par exemple, est rarement utilisée de cette manière. Comment expliquez-vous cela à un réalisateur qui ne comprend pas la musique ?
Lisa Chevalier : C'est vrai que c'est un aspect plus abstrait, surtout quand on parle de sons fréquemment utilisés dans la musique contemporaine. La meilleure façon de le faire comprendre est souvent de le montrer concrètement. Idéalement, j'aimerais amener une flûtiste pour démontrer en direct. En pratique, j'enregistre souvent des instrumentistes produisant des effets sonores atypiques et je conserve ces enregistrements dans une banque de sons personnelle. Ainsi, lorsque je dois présenter une idée à un réalisateur ou une réalisatrice, je peux utiliser ces sons enregistrés pour leur donner une base concrète sur laquelle ils peuvent imaginer ce que pourrait être la musique, ajustée selon leur vision du film.
Benoit Basirico : Chaque compositeur, chaque compositrice de musique de film a sa propre approche, influencée par sa personnalité. Erwann Chandon, vous semblez privilégier une méthode moins axée sur la texture et davantage sur le développement harmonique et mélodique ?
Erwann Chandon : En effet, je n'ai jamais eu un grand talent pour inventer des textures sonores extraordinaires. Vers 2016-2017, alors que je répondais à diverses commandes pour des courts-métrages et des documentaires, explorant différents styles musicaux, je me suis interrogé sur mon identité en tant que compositeur. Ce qui me passionnait vraiment, c'était l'orchestre, les grands thèmes mélodiques des films des années 1980, une époque pendant laquelle j'ai grandi avec des classiques tels que "Retour vers le futur" et "E.T." À partir de là, j'ai pris la décision de me concentrer exclusivement sur l'orchestration, mettant de côté les textures électroniques et autres styles musicaux contemporains. J'ai donc commencé à développer davantage les aspects harmoniques et mélodiques de ma musique, cherchant à maîtriser au mieux l'art de l'orchestration.
Benoit Basirico : La différence entre vous ne tient pas à une question de compétence, puisque vous êtes issus de la même école. Il s'agit plutôt d'une volonté de faire les choses différemment, reflétant des personnalités distinctes. Néanmoins, un point commun demeure parmi tous les compositeurs : qu'ils soient orientés vers la mélodie ou la texture, tous utilisent aujourd'hui l'ordinateur pour créer des maquettes. Pouvez-vous expliquer ce processus ?
Erwann Chandon : Effectivement, nous utilisons un logiciel qui émule chaque instrument individuellement, que ce soit une flûte, une clarinette, un hautbois, des cordes ou un trombone. Chaque note est enregistrée séparément, avec différents modes de jeu et dynamiques, créant ainsi d'énormes banques de sons. Nous les jouons ensuite via un clavier MIDI, composant chaque partie instrumentale sur une partition virtuelle. Cela peut être long si l'on recherche un rendu réaliste, mais cela permet de produire une maquette fidèle à ce que sera la version finale avec un orchestre. Ces maquettes sont si convaincantes que certains producteurs, voyant un moyen d'économiser, suggèrent parfois de ne pas enregistrer avec un véritable orchestre. C'est là qu'il faut rester vigilant, car notre intention n'est pas de composer pour des ordinateurs mais pour de vrais musiciens. Les maquettes offrent également une grande flexibilité pour apporter des modifications en fonction des retours du réalisateur, ce qui entraîne souvent de multiples versions avant d'arriver au résultat final.
Benoit Basirico : Autrefois, les compositeurs présentaient leur thème au piano et le réalisateur devait imaginer le résultat final. Aujourd'hui, il y a un échange constant grâce aux maquettes.
Lisa Chevalier : Parfois, il y a aussi le risque que le réalisateur s'habitue tellement à la maquette qu'il ne reconnaisse plus la musique lorsqu'elle est jouée par de vrais instruments. Cela m'est arrivé avec le documentaire "Nakal" de Flore Nappée en 2023. La réalisatrice s'était tellement habituée à la maquette de violon que lorsqu'elle a entendu les enregistrements réels, elle ne retrouvait pas ce qu'elle aimait dans la maquette. Nous avons dû conserver certains éléments de la maquette, même après avoir enregistré un vrai violoniste.
Erwann Chandon : Cela arrive souvent, principalement pour des raisons budgétaires. Les percussions, par exemple, rendent très bien en version virtuelle et les producteurs le savent. Ils décident donc souvent de n'enregistrer que les cordes, les bois et les cuivres, tout en conservant des éléments virtuels pour les percussions. En tant que compositeur, il est parfois difficile de discuter budget avec les producteurs, qui pensent que nous voulons toujours plus. C'est ainsi que de nombreuses bandes originales deviennent hybrides, mêlant instruments réels et virtuels.
Benoit Basirico : Il est vrai que parfois, une bonne musique de film, qui se marie parfaitement avec le film, n'a pas besoin d'être parfaite. Cette imperfection peut même être préférée par certains réalisateurs qui choisissent un interprète moins virtuose pour apporter une touche particulière. Avez-vous déjà dû reprendre une version que vous aviez vous-même créée pour répondre à ce type de demande ?
Lisa Chevalier : Cela m'est effectivement arrivé pour le documentaire "Nakal", où nous recherchions un son de violon moins conventionnel. Le violoniste a utilisé un archet acheté en Égypte qui rendait l'extraction des notes moins lisse et directe, ce qui a apporté un caractère plus rugueux à la musique.
Erwann Chandon : Oui, cela donne de la personnalité et un caractère unique à la partition. Je travaille justement sur un film où la réalisatrice souhaitait un son de flûte imparfait. Comme je ne suis pas flûtiste et que j'enregistrais seul, j'ai joué de la flûte du mieux que je pouvais, ce qui a produit un son quelque part entre une flûte de pan et un canard malade. Ce son particulier a plu à la réalisatrice, qui a décidé de ne pas faire appel à un flûtiste professionnel pour cette partie.
Benoit Basirico : Concernant l'orchestration, vous possédez une expertise en la matière, mais de nombreux compositeurs délèguent cette tâche à des orchestrateurs. Certains compositeurs, comme Francis Lai, reconnaissent ouvertement leurs limites et s'appuient sur des orchestrateurs pour donner vie à leurs mélodies. D'autres, comme Maurice Jarre ou Alexandre Desplat à Hollywood, travaillent avec des orchestrateurs pour gérer un volume élevé de projets... Est-ce que vous pouvez envisager de déléguer l'orchestration ?
Lisa Chevalier : À mes débuts, je me concentrais principalement sur l'enregistrement de sons divers et la recherche de sonorités particulières. Cependant, à mesure que j'ai appris à utiliser l'orchestre, j'ai commencé à l'aborder de la même manière que je traite les sons. J'ai beaucoup expérimenté pour trouver comment utiliser l'orchestre de manière personnelle, intégrant des textures au sein même de l'orchestre ou en demandant à des percussionnistes d'utiliser des brosses, par exemple. Il est ainsi difficile de déléguer avec cette pratique peu conventionnelle. Chaque projet nécessite une approche différente de l'orchestration.
Erwann Chandon : Quand je travaille sur des maquettes, tout est déjà écrit dans le détail, y compris les subdivisions pour chaque section de l'orchestre. Je ne dissocie pas la composition de l'orchestration, pour moi c'est un seul et même processus. Je ne me vois pas déléguer cette tâche. Cependant, je reconnais que certains compositeurs, qui peuvent manquer de connaissances en orchestration, bénéficient grandement de l'expertise d'orchestrateurs. Ces derniers peuvent magnifier une œuvre en distribuant efficacement les idées mélodiques ou harmoniques du compositeur à travers l'orchestre, accomplissant ainsi ce que le compositeur seul ne pourrait peut-être pas réaliser.
Benoit Basirico : Maintenant, abordons le mixage. Cette étape où la musique est associée à des éléments sonores qui peuvent prendre le dessus. Quel est votre rôle en tant que compositeur durant cette phase ?
Lisa Chevalier : Une fois en phase de mixage, je me détache quelque peu de la musique. Pour moi, elle n'est plus vraiment la mienne à ce stade et je fais entièrement confiance au réalisateur ou à la réalisatrice. Si le mixeur décide d'ajouter des effets sonores comme des crissements de pneus, j'accepte ces choix car ils servent le film. Mon rôle n'est plus aussi actif.
Erwann Chandon : Cependant, nous anticipons souvent les bruitages et ajustons en conséquence pour éviter que la musique ne se heurte aux dialogues ou autres sons. Par exemple, récemment, lors d'une scène de combat, j'ai initialement ajouté des accents orchestraux pour amplifier l'intensité, mais cela a été perçu comme trop envahissant par le monteur et la réalisatrice. J'ai donc dû retirer ces éléments. Pour cette scène, j'ai opté pour des violons en trémolo aigus, exploitant une fréquence qui n'interfère pas avec les autres sons.
Lisa Chevalier : Il est crucial de prendre en compte les fréquences occupées dans le film, surtout pour éviter de masquer les dialogues. Si la musique empiète sur les fréquences des dialogues, la clarté peut être rapidement perdue, ce qui est préjudiciable à la compréhension du film. C'est une considération constante dans mon travail pour maintenir la clarté narrative.
Erwann Chandon : Et pour ajouter, il n'y a pas de règles strictes dans ce domaine. Prenons l'exemple de John Williams, qui réussit à composer des musiques riches et intéressantes sans perturber les dialogues. Dans "Pentagon Papers" de Spielberg, il y a une scène de dialogue intense avec une musique qui suit l'évolution de l'argumentation sans jamais la dominer. Cela montre que, avec suffisamment de créativité et de sensibilité, il est possible de contourner ces contraintes. C'est inspirant de voir qu'un compositeur de son calibre parvient à créer des accompagnements musicaux qui enrichissent le dialogue sans le masquer.
Benoit Basirico : Dans "Chasse gardée" (2023), une famille s'installe à la campagne, la musique joue le côté enjoué et serein, sans se soucier des chasseurs. Comment avez-vous travaillé pour jouer sur ce contraste ?
Erwann Chandon : C'était clairement l'intention des réalisateurs de présenter d'abord l'idylle de la famille découvrant leur nouvelle vie à la campagne, sans révéler immédiatement la présence menaçante des chasseurs. Ils souhaitaient créer une ambiance apaisée et bucolique avec un thème musical doux et engageant, pour ensuite surprendre le spectateur avec le contraste de la réalité environnante. Cela a nécessité une musique qui, tout en étant légère et joyeuse, préparait subtilement le terrain pour la révélation des éléments plus sombres de l'histoire.
Benoit Basirico : On dit souvent que la comédie est le genre le plus complexe pour un compositeur car la musique ne peut pas directement provoquer le rire, mais doit jouer sur l'ironie et le décalage. Comment gérez-vous cela ?
Erwann Chandon : Composer pour la comédie est effectivement un exercice d'équilibre. Il s'agit de trouver le bon vocabulaire musical pour accentuer les nuances de l'humour sans être trop pesant. J'imagine ma palette musicale comme une grande étagère où chaque élément - gammes, modes, rythmes, formules mélodiques - est associé à différentes émotions. Pour une scène nécessitant une touche de nostalgie teintée de regret, par exemple, je sais quel mode particulier utiliser. Cette approche me permet de naviguer avec aisance à travers les différentes demandes émotionnelles de la comédie, en évitant le piège de la lourdeur.
Benoit Basirico : Les réalisateurs vous ont-ils donné des références spécifiques pour guider votre composition ?
Erwann Chandon : Oui, ils voulaient s'inspirer des comédies américaines des années 90, comme "Matilda" ou "Menteur Menteur" avec Jim Carrey, où la musique joue un rôle prépondérant dans l'accentuation des actions à l'écran. Bien que "Matilda" ait un aspect surnaturel, et "Liar Liar" soit plus une comédie centrée sur le personnage excentrique de Carrey, les deux films utilisent la musique pour souligner dynamiquement les scènes. Les réalisateurs étaient conscients des contraintes que peuvent imposer les musiques temporaires sur le montage final, donc ils m'ont encouragé à me distancier des références et à trouver ma propre approche pour créer le thème et le style musical du film.
Benoit Basirico : L'utilisation de musiques temporaires, ou "temp track", est devenue une pratique courante dans l'industrie du cinéma, particulièrement aux États-Unis. Ces morceaux préexistants sont souvent utilisés lors du montage avant même l'intervention d'un compositeur, qui se voit parfois demander de créer des pièces très similaires à ces références. Quelle est votre perspective sur l'emploi de ces musiques temporaires ? Vous y confrontez-vous souvent ?
Lisa Chevalier : J'ai souvent la chance d'intervenir dès l'étape du scénario, où les musiques temporaires ne sont pas encore en jeu. Celles-ci apparaissent généralement durant le montage, utilisées pour définir un rythme ou donner une direction émotionnelle à la scène. Lorsque je rencontre ce genre de situation, il est crucial de discuter en profondeur avec l'équipe du film pour comprendre ce qui les attire dans ces musiques temporaires, car l'attrait peut parfois résider dans des détails subtils comme un rythme particulier ou un instrument spécifique. Cependant, je fais rarement face à des réalisateurs qui exigent une copie exacte de la musique temporaire. Le risque avec les "temp tracks" est qu'à force de visionner la scène avec cette musique, l'équipe s'y habitue au point de vouloir quelque chose de similaire, même si ce n'est pas le choix le plus adapté. Cela peut conduire à des choix musicaux qui ne servent pas idéalement le film.
Benoit Basirico : Il est aussi question de créer une identité unique pour le film à travers sa musique, plutôt que de se reposer sur des œuvres préexistantes. Mais quand un réalisateur a du mal à exprimer ses besoins en termes musicaux, les références peuvent-elles aider à clarifier ses attentes ?
Erwann Chandon : Oui, mais travailler avec des réalisateurs qui manquent de vocabulaire musical peut être intéressant car cela nous oblige à utiliser une langue plus imagée, à parler d'émotions, de sentiments, ce qui peut enrichir le processus créatif. Cela dit, il arrive que le dialogue soit compliqué quand les termes employés ne résonnent pas de la même manière pour chacun. Par exemple, si un réalisateur demande une musique qui "bouillonne" ou qui monte en intensité avant d'exploser, nos interprétations peuvent varier grandement. Dans ces cas, les références peuvent être utiles pour s'assurer que nous partageons la même vision et éviter les malentendus. Ces références permettent de calibrer nos discussions et de s'assurer que la musique contribuera de manière appropriée à l'identité du film.
Benoit Basirico : Parlons de "Rayon frais", un court métrage de Karina Ykrelef (2023), où le personnage principal, une caissière de supermarché, tombe sous le charme d'un voleur de DVD. Le film présente une atmosphère à la fois de thriller et de suspense, tout en intégrant des éléments de jazz. Comment le choix du saxophone, qui confère cette touche jazzy, a-t-il été décidé ?
Lisa Chevalier : Le choix du saxophone s'est imposé naturellement à travers le personnage de Janine, la caissière, qui est une grande passionnée de films noirs et de polars. Elle passe ses pauses immergée dans ces genres, notamment en regardant des extraits du "Cercle Rouge" de Melville. Son désir de voir sa vie se transformer en un film noir a orienté la décision d'intégrer une ambiance musicale jazzy, typique des films noirs des années 80. Le saxophone, emblématique du jazz, correspondait parfaitement à cette ambiance.
Benoit Basirico : Comment avez-vous intégré les sons des caisses du supermarché dans la partition musicale ?
Lisa Chevalier : J'ai enregistré les sons des caisses de supermarché et les ai transformés en un instrument numérique. J'ai composé une partie pour la batterie que j'ai ensuite adaptée pour être jouée par ces sons de caisse. Cette démarche visait à illustrer l'univers répétitif du supermarché tout en annonçant l'arrivée du jazz qui se mêle progressivement à l'atmosphère de son lieu de travail. Le montage du film a été effectué en prenant en compte cette composition, synchronisant ainsi parfaitement l'audio avec l'ambiance visuelle.
Benoit Basirico : Avez-vous déjà rencontré un réalisateur ou une réalisatrice qui ne souhaitait pas inclure de musique dans son film ? Comment gérez-vous ces situations ?
Erwann Chandon : Oui, cela arrive. Un réalisateur dirige une équipe comprenant différents corps de métier et ne peut être spécialiste de tout. Il est donc essentiel de créer une confiance permettant au réalisateur de se reposer sur les propositions du compositeur. Par exemple, sur "Une année polaire" de Samuel Collardey (2018), il a fallu convaincre le réalisateur de l'intérêt d'ajouter de la musique là où il n'en envisageait pas initialement. Un compositeur apporte une perspective et une expertise qui peuvent révéler des dimensions narratives non anticipées par le réalisateur. Parfois, enlever la musique peut créer un vide, une tension, un froid qui enrichit le récit d'une manière inattendue. Proposer des idées auxquelles le réalisateur n'a pas pensé est crucial, mais cela doit être fait avec discernement et justifié par la narration.
Benoit Basirico : La géographie joue un rôle clé dans l'inspiration d'un compositeur de film, comme vous l'avez montré avec "Une année polaire", tourné au Groenland. Comment la dualité culturelle entre le Danemark et le Groenland a-t-elle influencé votre composition musicale ?
Erwann Chandon : Effectivement, pour "Une année polaire", le réalisateur souhaitait illustrer la rencontre entre la culture danoise et inuit. Cette dualité culturelle se reflète dans la musique : pour les Inuits, j'ai utilisé des flûtes et des tambours de peau pour évoquer une sonorité plus traditionnelle et terrienne, tandis que pour le côté danois, j'ai opté pour une instrumentation plus occidentale, incluant un quatuor à cordes, clarinette, cor et trombone. L'intégration de ces éléments était assez naturelle, les flûtes servant d'instruments solistes sur une base harmonique de cordes et de cuivres. Cela a donné naissance à une composition que je n'aurais jamais pu écrire sans ce projet spécifique.
Benoit Basirico : Avez-vous effectué des recherches musicales particulières pour ce projet, notamment sur la musique inuite ?
Erwann Chandon : La musique inuite est peu documentée, mais j'ai pu trouver quelques enregistrements de musique chamanique qui m'ont donné une idée des rythmiques et des mélodies traditionnelles. Ne disposant pas de flûtes inuites, j'ai utilisé des flûtes amérindiennes qui possèdent un son proche. Ce travail d'adaptation était nécessaire pour capturer l'esprit souhaité sans avoir accès à des musiciens inuits.
Benoit Basirico : Lisa, dans "Nakal", un documentaire se déroulant en Indonésie, comment avez-vous abordé l'intégration de la géographie locale dans votre composition ?
Lisa Chevalier : Pour "Nakal", j'ai voulu capturer à la fois l'aspect local par l'utilisation d'une flûte traditionnelle indonésienne et introduire une dimension occidentale reflétant l'expérience de la réalisatrice française. Ce mélange de sonorités visait à accompagner l'histoire d'amour au cœur du documentaire tout en restant sensible à la réalité sociale dure que le film expose. Les cordes, symbolisant les émotions de la réalisatrice, jouent un rôle crucial dans la transmission des sentiments. J'ai utilisé des violons virtuels au début pour souligner l'aspect parfois idéalisé de la romance, puis je suis passée à de vrais violons pour apporter une profondeur et une authenticité accrues à mesure que le récit se développait.
Benoit Basirico : L'ostinato, cette figure musicale presque obsessionnelle où un motif rythmique ou mélodique est répété, est fréquemment utilisé au cinéma. Comment intégrez-vous cette technique dans vos compositions pour enrichir les thèmes de vos films ?
Lisa Chevalier : L'ostinato est particulièrement efficace pour traduire des sentiments profonds et persistants, comme le montre le personnage central de "Nakal", hanté par les visions de fantômes depuis son enfance. Cette répétition musicale symbolise son obsession et son trouble intérieur. L'utilisation de l'ostinato permet de maintenir une tension et de renforcer le sentiment d'urgence ou de fatalité qui accompagne le personnage tout au long de son parcours.
Erwann Chandon : L'ostinato est précieux car il sert de moteur rythmique, captivant l'audience tout en permettant de construire des éléments musicaux supplémentaires par-dessus. Cela crée une dynamique constante dans la musique, avec des moments clés lorsque l'ostinato commence ou s'arrête, marquant des transitions importantes dans l'histoire. Par exemple, dans "Duel of the Fates" de John Williams pour "Star Wars: Épisode 1", l'ostinato soutient tout le combat final, créant une montée en tension continue. Ce motif répétitif est un outil dynamique qui, tout en restant constant, permet d'introduire des variations thématiques et d'intensifier l'émotion tout au long de la scène.
• Rencontre à écouter via le Replay de l'émission de radio sur Radio G
Propos recueillis par Benoit Basirico
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)