Propos recueillis par Benoit Basirico
- Publié le 12-05-2024
Cinezik : Vous avez remporté le prix Cinezik, un prix découverte attribué à la musique d'un court-métrage de la sélection française au Festival Musique et Cinéma de Marseille. Comme chaque année, et ce pour la sixième fois, je vais à la rencontre du lauréat pour faire connaître et partager le travail récompensé par ce prix. Vous avez étudié le piano, l'orgue et la percussion au conservatoire de Marseille, votre ville natale. Vous avez également intégré la classe de composition de Régis Campo et êtes sorti diplômé en 2012. Depuis, vous avez composé pour de nombreux courts-métrages. Quel a été votre premier pas vers le cinéma, de la formation à la pratique ?
Arthur Dairaine : Le processus a été très naturel. J'avais un ami qui étudiait le cinéma à Paris tandis que j'étais encore au conservatoire. Il avait besoin de musique pour un film, et c'est ainsi que nous avons commencé. Puis, il est devenu monteur pour un festival. J'ai donc commencé à composer des musiques de bande-annonce pour le festival Paris Science, tandis que lui se lançait dans le documentaire scientifique. C'est ainsi que j'ai progressivement commencé à travailler. Il s'agit de Quentin Lazzarotto.
Vous avez réalisé plusieurs courts-métrages ensemble. Quentin est-il réceptif à la musique ? Comment se déroulait cette collaboration ?
A.D : Avec Quentin, la relation s'est renforcée au fil du temps. Au début, je défendais ardemment ma musique et tentais de remporter toutes les batailles. Maintenant, au contraire, j'aime envoyer ma musique et laisser les réalisateurs se l'approprier et jouer avec. Même si Quentin reçoit des compositions auxquelles il ne s'attend pas, et auxquelles il n'avait même jamais pensé, il a toujours cet esprit ouvert qui se dit : "Il m'envoie cela, ce n'est pas ce à quoi je pensais, mais qu'est-ce que cela dit de mon film ? Peut-être y a-t-il quelque chose à en tirer."
Cette collaboration, qui a débuté en 2013 et s'est poursuivie jusqu'en 2016, représente votre première incursion dans la musique de film, entre-temps vous avez participé à divers ateliers, notamment avec La Maison du Film ("Crescendo / Trio"), Emergence, Marseille pour la "Masterclass", ces expériences vous ont-elles aidé à faire des rencontres ?
A.D : Les dispositifs en France sont assez remarquables et méritent d'être exploités. Les rencontres "Troisième personnage" à Aubagne m'ont permis de travailler sur quelques courts-métrages, dont "Ma poule" cette année. Ce qui a vraiment changé dans mon rapport à la musique de film, c'était la masterclass du festival de Marseille, à Aubagne à l'époque, avec Gilles Alonzo et Bruno Coulais. Pour la première fois, nous étions dix camarades enfermés pendant dix jours à travailler sur "Blair Witch". C'était une expérience intense et enrichissante. En dix jours, j'ai eu l'impression d'apprendre énormément. En tant que compositeur, on est souvent isolé, même dans le contexte d'un film, ne voyant personne à part le réalisateur, le producteur et la monteuse. Là, nous étions obligés de collaborer, ce qui n'est pas toujours intuitif au quotidien.
Vous évoquez ici la masterclass lors du festival d'Aubagne où, pendant 15 jours, vous avez travaillé sur une musique pour le film "Blair Witch Project", qui à l'origine n'a pas de musique. Avec d'autres compositeurs, vous avez été chargés de créer une partition pour ce film, qui a été présenté en clôture du festival. La boucle est bouclée car, comme vous l'avez mentionné, vous avez participé au projet "Troisième personnage" d'Aubagne, ce qui a mené à votre rencontre avec la réalisatrice du film "Ma Poule", qui a remporté le prix Cinezik. Avant d'aborder ce film, parlons de votre période dans l'animation avec l'école des Gobelins. C'était un partenariat avec votre conservatoire ?
A.D : Cette période a aussi été significative. Juste après ma classe de composition avec Régis Campo, Jean-Michel Bernard a inauguré une classe de musique de film au conservatoire du XIIe arrondissement, et un partenariat avait été établi avec les Gobelins. Nous avons rencontré des étudiants en cinéma d'animation et composé des musiques pour leurs exercices et leurs films de fin d'études. C'est là que j'ai noué de nombreuses amitiés. Un film en entraînant un autre, il est devenu courant de continuer à collaborer avec eux après l'obtention de leur diplôme.
En 2017, avec les Gobelins, vous avez composé la musique du court-métrage "Quand j'ai remplacé Camille" (de Rémy Clarke, Nathan Otano et Léa Courtillon), qui explore le deuil dans un contexte de tension sportive, puisqu'il s'agit d'une nageuse remplaçant une concurrente décédée pour une compétition de relais. Quelle a été votre approche ? Avez-vous été inspiré en premier par l'image ou par le scénario que je viens de vous décrire ?
A.D : Cette composition a été particulièrement stimulante car l'un des réalisateurs, Nathan Otano, est également musicien. Nous avons exploré ensemble une multitude de sons grâce à ses synthétiseurs. Cette musique a révélé des aspects de mon travail que je ne soupçonnais pas, grâce à l'impulsion de Nathan. Cette œuvre a été très significative pour moi, marquant l'une de mes premières grandes expériences en fiction, bien que ce soit dans l'animation. Initialement, nous pensions incorporer très peu de musique au film, mais au final, surtout en raison des ajustements au montage, la musique a fini par presque entièrement accompagner le film, ce que je n'affectionne pas forcément, mais il arrive un moment où il faut laisser le film prendre les décisions. Parfois, ce n'est même plus à nous de choisir.
En termes de couleur instrumentale, sur "Quand j'ai remplacé Camille", on retrouve la voix, le synthétiseur et la guitare. Ce sont trois instruments que l'on retrouve fréquemment dans votre œuvre.
A.D : Effectivement, surtout la voix. Initialement, je ne me voyais pas composer pour la voix, ni même créer des mélodies ou des thèmes. Pourtant, dans "Quand j'ai remplacé Camille", il y a une mélodie assez prononcée pour la voix. Les synthétiseurs ont toujours été une passion pour moi. Quant à la guitare électrique, elle prend une place de plus en plus prépondérante dans mes compositions. J'envisage même d'apprendre à en jouer, car cela changerait radicalement ma manière de composer. Dans "Quand j'ai remplacé Camille", il y a très peu d'instruments, trois ou quatre sons de synthés, la guitare et la voix.
Concernant votre parcours, vous venez de l'écriture et de la composition, mais on a aussi l'impression qu'une partie de votre travail pourrait s'apparenter à celui d'un album rock ou à un parcours en studio. Avez-vous également exploré cette activité ?
A.D : C'est plutôt récent. Durant ma formation en composition au conservatoire, j'étais immergé dans ce que l'on appelle la musique contemporaine, découvrant des compositeurs tels que Iannis Xenakis ou John Adams, et en apprenant qu'ils ont influencé la musique de film. Alors que je pensais me diriger vers la musique de concert, ma rencontre avec Quentin m'a orienté vers la musique de film, enrichi de tout l'apprentissage du Conservatoire. Et c'est l'expérience avec les Gobelins qui m'a rapproché de la musique plus pop. Sur un film intitulé "Best Friend" (2018), on m'a demandé de composer une chanson pour une scène de karaoké. J'étais réticent au début, surtout que la chanson temporaire utilisée au montage était un chef-d'œuvre de Queen. Je leur ai suggéré de simplement acheter les droits. Finalement, cette expérience s'est révélée être extrêmement enrichissante. J'ai découvert que j'appréciais vraiment de composer des chansons pour les films. Plus tard, pour "Mon ami qui brille dans la nuit" (2020), j'ai de nouveau composé une chanson, me faisant réaliser mon affection pour la variété française. Après la musique de film et la musique de concert, je me suis immergé dans la variété, ajoutant ainsi une autre dimension à ma palette musicale. Entre Xenakis et Stéphanie de Monaco, je ne saurais choisir, j'apprécie les deux.
Pour cette chanson finale, "Brille dans la nuit", était-ce une demande des réalisateurs ou votre initiative ?
A.D : Cette idée venait des réalisateurs, mais elle me plaisait également. Initialement, la chanson devait apparaître au milieu du film, mais elle a fini par être placée à la fin, ce qui transforme presque le film en comédie musicale. À un certain point, nous avons même envisagé que les personnages se mettent à chanter durant le film, et non seulement pendant le générique de fin. Bien que cette idée n'ait pas été retenue, je pense qu'il est important de tout essayer, même les idées les plus surprenantes.
Comment avez-vous rencontré le chanteur Izae qui l'interprète ?
A.D : Izae est un ami. Je lui ai simplement dit : "J'ai besoin d'un chanteur pour un projet, ça t'intéresserait de tenter quelque chose ? Voilà, essaie !" J'avais enregistré une maquette, n'étant pas chanteur moi-même je l'ai envoyée. J'ai également dû écrire des paroles car, bien que ce ne soit pas mon domaine, les paroles définitives se faisaient attendre. Ne voulant pas envoyer une maquette avec des "la la la" ou des paroles improvisées, j'ai rapidement écrit quelque chose et, curieusement, ces paroles ont été quasiment gardées telles quelles. Parfois, il faut simplement se lancer. Ensuite, j'ai décidé de garder cette démo pour la mettre sur l'EP de l'album afin de proposer deux versions de la chanson : une interprétée par Izae, qui est parfaite, là on reconnaît un vrai chanteur, et ma version, pour le souvenir d'avoir chanté.
Votre intérêt pour la musique de film semble être une manière de sortir de l'écriture savante pour explorer des territoires plus populaires, fusionnant ainsi ces deux mondes. La musique de film représente souvent cette alliance entre le savant et le populaire. Avez-vous des références particulières en termes de compositeurs de musiques de film ?
A.D : Effectivement, depuis l'enfance on a tous découvert la musique de film grâce à des artistes comme John Williams. Cependant, le compositeur qui m'a véritablement marqué est James Horner, notamment avec "Titanic". J'ai réalisé qu'il avait accompagné mon enfance avec des films tels que "Le Petit Dinosaure", "Jumanji" et "Casper", des œuvres que je connaissais déjà sans savoir qu'il en était le compositeur. "Titanic" a eu un impact considérable sur moi lors de sa sortie, car il illustrait que la musique des films hollywoodiens pouvait transcender le style ultra classique typique de John Williams. Les choix musicaux dans "Titanic" m'ont paru particulièrement audacieux.
Dans "Mon Ami qui brille dans la nuit" de l'école des Gobelins en 2020, un film d'animation de fantôme, James Horner y est remercié au générique...
A.D : C'est très sentimental. Le film aborde le thème du départ et j'ai voulu rendre hommage à James Horner. J'ai intégré plusieurs de ses tics d'écriture, car sa musique m'a profondément influencé. J'aime l'idée de penser à un compositeur ou à une personne qui m'a inspiré pendant que je crée une musique. C'est ma manière de leur rendre hommage, car d'une certaine façon, ils étaient là avec moi durant ce processus.
Dans ce court-métrage, on retrouve les instruments que nous avons évoqués précédemment, comme la guitare électrique et la voix, y compris des chœurs. Ce film a également une dimension orchestrale avec l'ajout de cordes. Y avait-il un confort particulier à travailler avec un orchestre pour ce film ?
A.D : Ce film regorgeait de références musicales diverses. La chanson principale était "Lettre à France" de Michel Polnareff, un autre chef-d'œuvre. Il y avait également de nombreuses allusions à François de Roubaix avec l'utilisation de sons de synthétiseurs évoquant plus les années 70. J'ai aussi insisté pour incorporer une dimension mystique à travers les chœurs, afin que le film ne se limite pas à être une simple comédie ou une œuvre simplement mignonne.
Est-ce que les réalisateurs vous ont donné des directives précises pour cette composition ?
A.D : Oui, je pose souvent la question aux réalisateurs : "Êtes-vous sûr de vouloir de la musique dans votre film, pourquoi, et pensez-vous que je sois la personne adéquate pour cela ?" On ne peut pas tout faire. Il est crucial que les réalisateurs sachent ce qu'ils veulent, car sans une vision claire, aucune proposition ne sera satisfaisante. Avec eux, les choses se sont plutôt bien passées. Pour l'ouverture pour chœur, ils m'ont demandé de modifier les accords un à un. J'avais initialement écrit quelque chose de complexe et harmoniquement recherché, mais ils souhaitaient simplifier. J'ai accepté de jouer le jeu, tout en leur expliquant qu'il y avait une limite à ne pas franchir au risque de tout dénaturer. Ce processus a été amusant et, au final, je suis satisfait des deux versions qui existent. Il est intéressant de voir différentes visions pour une même pièce de musique, et j'apprécie les deux versions. Nous avons su respecter les limites de chacun, ce qui est très précieux.
La musique de film représente un équilibre entre votre vision artistique et les attentes des réalisateurs. Concernant "Mon ami qui brille dans la nuit", un film de fantôme, vous avez évité le cliché du thérémine, utilisant une version subtile et à peine perceptible.
A.D : Exactement. Il était important de ne pas tomber dans le cliché trop évident du "bouuuuuh" fantomatique. La pièce pour chœur utilise pratiquement les mêmes accords et progressions harmoniques que la version synthétisée. Il existe donc ces deux versions : une qui pourrait évoquer une ouverture de messe et une autre, plus synthétique, qui rassemble divers éléments kitsch typiques des années 80, comme des nappes à la Vangelis, et le thérémine.
Et donc, ces projets sont pour les étudiants des Gobelins, où plusieurs étudiants collaborent sur un même film. Cela a un aspect à la fois scolaire et très professionnel, le résultat est souvent très réussi. À quel moment intervenez-vous généralement dans ces projets ?
A.D : Dans le domaine du cinéma d'animation, nous avons souvent la chance de nous impliquer assez tôt dans le processus. Nous rejoignons le projet quand le scénario est écrit, et ils ont déjà une première animatique, le moment idéal où ils ne sont pas encore trop attachés à leurs musiques temporaires.
Hors des Gobelins, vous continuez à œuvrer dans l'animation, notamment avec "Mom" (de Kajika Aki Ferrazzini, 2020), qui se déroule dans un monde dystopique observé par des caméras de surveillance, avec une petite fille qui lutte pour survivre, mêlant survival et de portrait initiatique. On y retrouve la voix, le synthé et les cordes...
A.D : Oui, "Mom" a été une expérience incroyable. La réalisatrice m'a accordé sa totale confiance. Elle m'a envoyé son film et j'ai composé une pièce de huit minutes qui couvrait tout le film, avec peu de modifications par la suite. Théophile Loaëc, l'ingénieur du son, a ajouté un aspect un peu plus violent à la musique avec des sonorités électroniques plus tranchantes, qui ne sont pas naturellement dans mon registre. Sinon la musique est restée inchangée. Concernant la voix, c'était la première fois que je travaillais avec Mylène Ballion, la chanteuse avec qui je collabore désormais régulièrement.
D'où vient l'inspiration ? Est-ce le scénario, le personnage de la petite fille, ou le rythme des images qui vous guide ?
A.D : Pour "Mom", le film est très chorégraphié, et en général, lorsque je commence à travailler sur un film, je m'efforce de ne pas m'attacher trop au montage ou au rythme des images. Je cherche plutôt à capter l'essence du film, ce qu'il cherche à exprimer derrière le montage et les images. Une fois que l'identité musicale du film est définie, le gros du travail est accompli. Après, il reste des ajustements techniques à effectuer, mais l'essentiel est de s'accorder sur cette identité. J'aime de plus en plus proposer des compositions que les réalisateurs peuvent tester sur les images, indépendamment des séquences que nous avons définies musicalement. Il faut toujours essayer.
Vous êtes donc partisan de ne pas vous attacher scrupuleusement à l'image, mais plutôt de vous aligner sur l'esprit général du film. Concernant "Denise est morte ce soir" (de Loïc Vanelle, 2022), en prises de vue réelles celui-ci, sur un caissier qui communique avec les morts dans son supermarché. On retrouve votre style distinctif avec la guitare électrique, le synthé et la voix, mais vous jouez aussi avec les sons du film, intégrant les bruits des caisses du supermarché dans votre composition musicale.
A.D : Ce film a été une expérience formidable, notamment parce qu'il se déroule dans un supermarché, un cadre qui m'est très cher. Cela me rappelle un peu "Mon ami qui brûle dans la nuit" car il est aussi question de fantômes et de communication avec les morts. Le réalisateur, Loïc, tenait absolument à incorporer des sons de supermarché. Nous avons donc passé une après-midi mémorable à Auchan, Porte de Bagnolet, à enregistrer avec un micro attaché à mon iPhone tous les bruits possibles dans ce grand supermarché : les chariots, les caisses, mais aussi les bruits des étiquettes et même des portes du stock que nous avons demandé aux employés d'ouvrir et de fermer pour nous. J'ai ainsi constitué une vaste banque de sons de supermarché qui a servi de base rythmique à la composition, enrichissant les nappes de synthé reconnaissables pour leur donner une texture unique et très caractéristique du lieu. Je me suis senti faire partie du film un peu plus qu'à l'accoutumée. J'avais l'impression d'être plus un acteur du film que d'habitude.
Et dans ce film, vous n'avez pas hésité à introduire un lyrisme, notamment à travers des thèmes d'amitié.
A.D : Pour ce film, j'ai adopté une approche très sentimentale. Je ne voulais pas créer une musique trop triste non plus.
Passons au prix Cinezik 2024 remporté au Festival Music & Cinéma de Marseille pour la musique de "Ma Poule", premier film réalisé par Caroline Ophélie, précédemment scénariste. Comment avez-vous rencontré la réalisatrice ?
A.D : Nous nous sommes rencontrés lors du dispositif "Troisième Personnage" à Marseille. Entre le festival et la sortie du film en 2024, un long intervalle s'est écoulé car Caroline a pris son temps pour finaliser son film. Nous nous étions déjà croisés auparavant grâce à des amis communs mais nous n'avions jamais collaboré. Lors du "Troisième Personnage", j'ai eu l'occasion de découvrir son projet et de rencontrer la productrice, et me fallait présenter des maquettes sur scénario, ce qui est extrêmement difficile, je trouve qu'un scénario, c'est difficile à lire, ce n'est pas de la littérature, il faut s'y projeter. Et créer de la musique dans ces conditions, sans les couleurs, les visages, le rythme des images, cela oblige à se plonger dans des concepts très abstraits et intellectuels. Cependant, cette contrainte nous pousse rapidement à produire des maquettes. J'en ai réalisé trois très différentes, dont deux ont été retenues, permettant ainsi au réalisateur et au producteur de clarifier rapidement ce qu'ils recherchaient et ce qu'ils voulaient éviter dès le début du processus créatif.
"Ma Poule", réalisé par Caroline Ophélie, raconte l'histoire d'un homme d'un certain âge qui tente de trouver une compagnie pour sa poule dépressive. La musique devait-elle créer un lien particulier avec cet animal ?
A.D : J'étais convaincu que la poule serait le personnage central et sa présence à l'écran est remarquable, elle joue admirablement bien. Ma principale inspiration pour la musique venait cependant du personnage de l'homme, explorant ce qui n'était pas explicitement dit à son sujet. J'ai élaboré une sorte de bible musicale pour lui, reflétant son choix de vie isolée, son aversion pour les autres, à l'exception de sa poule. J'ai pris cela très au sérieux, au premier degré, sans accentuer les moments comiques du film. Le décor, fortement marqué par la nature, m'a également influencé. J'avais envie que ça sonne un peu comme du bois. J'ai opté pour une guitare acoustique, en frottant les cordes pour produire des textures rugueuses, pour coller à l'ambiance visuelle du film.
Il semble y avoir une dimension rustique, presque d'un autre temps, provenant du passé, avec cette guitare presque folk...
A.D : La musique évoque en effet le passé de cet homme, qu'on n'imagine pas forcément joyeux. Je me suis efforcé de créer une musique légèrement décalée, car je ne voyais pas d'autre manière d'entrer dans l'univers du film.
Pour un premier film, Caroline Ophélie avait-elle des directives précises pour inspirer la composition, ou vous a-t-elle laissé carte blanche ?
A.D : J'ai eu la chance que les maquettes initiales soient presque intégralement conservées. Il y a eu quelques ajustements, mais l'essence de la musique était déjà là. Caroline et Anna, la productrice, ont vraiment adhéré à ma vision dès le début, ce qui est assez exceptionnel. Nous avons exploré d'autres idées, plus par souci de conscience que par nécessité. Nous avons même tenté des approches plus comiques pour la poule, mais cela n'a pas fonctionné. Juste avant le mix final, Caroline a confirmé que nous n'avions pas besoin de chercher plus loin, tout était déjà en place. Pour les besoins supplémentaires, nous avons simplement extrait des pistes séparées à partir des maquettes originales, ce qui s'est avéré suffisamment évocateur.
En ce qui concerne le placement de la musique, aviez-vous imaginé des maquettes pour des moments spécifiques du film ? Caroline Ophélie a-t-elle respecté ces choix ou la musique a-t-elle été utilisée différemment ? On note un motif récurrent qui traverse tout le film, créant une sensation lancinante avec ses absences et retours.
A.D : La scène qui m'a le plus inspiré est celle du début, quand le coq est mort, ouvrant le film. Je pense que la première piste musicale d'un film est cruciale. Généralement, l'impact de l'ouverture est immédiat. La seconde piste passe souvent inaperçue, mais le début doit être marquant. La première piste, correspondant à la scène où le personnage découvre le coq mort, devait absolument accompagner ce moment. Cette musique a été spécifiquement écrite pour cette scène dès le scénario et le montage a été adapté autour de cette composition. Pour les autres scènes, c'était plus flexible. La séquence onirique vers la fin du film s'est intégrée naturellement au montage. Il y a également une piste de transition durant la quête pour trouver des œufs, un moment conçu pour permettre au spectateur de respirer.
Avez-vous procédé par élimination, en retirant des éléments pour atteindre cette épure ?
A.D : C'est plus facile pour moi de faire beaucoup et d'enlever. Je préviens les réalisateurs que je vais fournir une quantité de musique assez dense, parfois même plus que nécessaire. Ensuite, nous procédons par soustraction, en retirant les éléments superflus. C'est pour cette raison que j'apprécie envoyer les pistes séparées, cela permet aux réalisateurs de choisir directement les éléments qu'ils apprécient et ceux qu'ils préfèrent écarter, plutôt que de tout rejeter en bloc. Il n'est pas nécessaire que les réalisateurs soient des musiciens ou comprennent techniquement la musique, mais leur offrir cette flexibilité, comme je l'ai fait avec Caroline, leur permet de mieux appréhender la musique et de jouer avec ses composants. J'encourage de plus en plus cette interaction, où les réalisateurs peuvent manipuler les éléments musicaux à leur guise. Cela ne me dérange absolument pas.
En ce qui concerne les choix instrumentaux, vous avez cette fois-ci écarté l'utilisation de la voix, qui est pourtant un élément récurrent dans votre travail. Avez-vous envisagé d'intégrer une voix chantée dans ce film avant de décider de ne pas l'inclure ?
A.D : Non, il n'était pas question d'une voix chantée, mais d'un sifflement que j'avais proposé dès les premières ébauches. Cette idée a été initialement rejetée par Caroline, mais curieusement, lors du jour du mix, nous avons réintégré cette piste. Cela montre qu'il est important de ne pas hésiter à faire des propositions audacieuses, même si elles semblent à première vue ne pas coller avec le film. Il arrive souvent que des éléments initialement écartés soient réintroduits en fin de parcours quand on sent qu'il manque quelque chose. Finalement, la voix est présente, mais sous forme de sifflement, ce qui est une première pour moi.
Pas d'éléments électroniques non plus dans "Ma Poule" ?
A.D : Effectivement, les sonorités électroniques ne correspondaient pas du tout à l'ambiance de ce film. Les textures que j'avais envisagées initialement avec des nappes ne se prêtaient pas à l'esprit du récit. Même la présence de percussion est très subtile, se limitant à moi tapant sur la guitare. Il n'y a pas de percussion proprement dite. Tout repose sur les guitares et la guitare basse.
Vous semblez apprécier les ostinatos, créant souvent une dimension hypnotique et immersive, plutôt que mélodique...
A.D : C'est vrai, je suis impressionné par la capacité à écrire des mélodies qui racontent quelque chose, qui sont chantables. J'avoue que parfois, j'ai encore une certaine appréhension à m'engager pleinement dans la composition mélodique. Cela peut aussi être lié à ma méthode de travail sur les films, où je cherche d'abord les couleurs et les textures avant de développer des mélodies concrètes. Je commence souvent par choisir l'instrumentation appropriée pour le film, que ce soit une voix avec une guitare, un synthé, un piano, ou un orchestre, avant de définir les thèmes musicaux. Le timbre et les textures priment souvent sur les notes elles-mêmes.
Pour finir, en termes de projets futurs et de désirs, quel type de cinéma vous attire ?
A.D : En réalité, ce que je trouve fascinant dans le cinéma, c'est la possibilité de travailler avec des cinéastes très différents, dans des genres variés. Il est important de ne pas se perdre, c'est pourquoi je demande toujours si je suis la bonne personne pour un projet donné. Cependant, je n'ai pas de préférence spécifique pour un genre ou un style de cinéma. Au contraire, c'est très stimulant de pouvoir explorer des univers différents. C'est aussi intéressant de relier des films qui n'ont rien à voir entre eux par une même couleur musicale, et même de réutiliser des idées d'un film à l'autre.
Propos recueillis par Benoit Basirico
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