Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 26-05-2024Cinezik : Camila Beltrán, c'est votre premier film, mais vous avez déjà eu un parcours de vidéaste, avec des films qu'on peut qualifier d'expérimentaux. Est-ce que, à ce moment-là, vous aviez déjà pu pratiquer un travail sur la musique ? C'était assez différent ?
Camila Beltrán : Oui, c'était très différent, mais la musique a toujours été très importante pour moi, depuis les débuts, depuis ces premières vidéos. Je considère de toute façon que la musique est l'art suprême, c'est-à-dire qu'on n'a pas besoin de mots, pas besoin d'images, il y a juste la sensation. Moi, je suis très admirative des musiciens. Malheureusement, je ne suis pas musicienne, je n'ai pas de formation musicale. Mais j'adore la musique pour l'émotion qu'elle peut transmettre, c'est ce que je recherche dans le cinéma. Je suis très admirative du travail des musiciens. En Colombie, la musique est porteuse d'une émotion commune. Pour moi, c'est important de faire des films à partir de l'émotion. Les sons et la musique sont parfois plus importants que l'image. J'ai réalisé quelques vidéos où il y avait très peu d'images, souvent des images fixes, et uniquement du son et de la musique. La musique que j'ai récupérée ici et là, parce que j'aime beaucoup la musique populaire, et la Colombie, je suis très fière de la musique de mon pays. Je comprends tout ce que cela signifie par rapport à notre histoire, au mélange que nous avons entre l'Afrique, les peuples indigènes et les Espagnols, eux-mêmes déjà mélangés avec les Arabes. Tout cela est très riche grâce à cette diversité.
Et pour ce premier film, "Mi Bestia", à quel moment avez-vous pensé à la musique, et comment la rencontre s'est faite avec Wissam Hojeij ?
Camila Beltrán : Cela a toujours été indispensable. Nous savions que la musique allait accompagner tous les trajets du personnage. La rencontre avec Wissam s'est faite après le tournage, qui avait pris beaucoup de mon temps et de mon énergie. Petit à petit, nous avons commencé à parler du projet, de ce qu'il était, de ce qu'il y avait au-delà de la musique, et de l'importance de considérer les sons comme un tout, et même les films comme un tout, d'ailleurs. Ainsi, il était crucial de commencer à ajouter des touches, petit à petit, pour arriver à quelque chose de vraiment très musical, où la musique accompagne et se transforme presque en un personnage.
"Mi Bestia" est centrée autour de ce personnage de 13 ans, une jeune fille dont on va assister à la transformation. C'est l'éveil du personnage, son initiation au monde. Par quels mots avez-vous formulé l'intention musicale pour Wissam ?
Camila Beltrán : Il est difficile de résumer en un seul mot. Il y avait la présence de la nature, la présence du monde animal, et l'idée de se libérer, de s'émanciper.
Wissam, quel a été le point de contact avec ce film ?
Wissam Hojeij : C'est d'abord une rencontre, parce que Camila a un univers très fort. C'est vraiment une chance, en tant que compositeur, de pouvoir intégrer un tel univers et une forme de radicalité formelle qui rend la composition musicale plus exaltante. Cela offre la possibilité de tenter des choses, d'explorer des contrastes, et de faire des propositions qui peuvent être fortes et plus en retrait par moments. Mais tout cela dans la recherche de quelque chose de propre au film, en dehors de certains codes ou standards. Je compléterais ce qu'a dit Camila avec le mot "transformation". Je crois que la musique est vectrice de transformation dans le film. Elle est d'abord pleinement intégrée à la matière sonore du film. Nous avons beaucoup travaillé des scènes de manière délicate, où il est difficile de distinguer si c'est du son ou de la musique. J'ai collaboré avec le monteur son et avec Camila pour trouver ces territoires d'ambiguïté entre le son, la musique, et le sound design. Petit à petit, de la même manière que le personnage principal se transforme et s'émancipe, la musique émerge et se construit peu à peu. Cela commence par de petites touches impressionnistes avant de prendre forme, avec un crescendo et un climax final qui est narrativement important pour le film, en lien avec l'émancipation du personnage.
Il y a aussi le rapport à la nature, aux animaux, comme la chouette et les chiens. Est-ce qu'il y a eu une interaction entre la musique et ces sons-là ?
Wissam Hojeij : Oui, tout à fait. J'ai pris des matériaux sonores que j'ai intégrés au matériau musical et il s'agissait de les transformer avec des logiciels pour étirer et ralentir des sons d'animaux de manière à ce qu'ils s'intègrent à la partition musicale. Pour moi, c'est un travail passionnant. Ce qui est super avec le film de Camila, c'est qu'il y avait les deux aspects : l'aspect sonore pour créer une forme de magma mouvant, et l'aspect musical plus frontal. Pour un compositeur, c'est fantastique d'avoir ces deux dimensions dans un film.
La question de la religion est présente dans le film. Comment l'avez-vous abordée dans la mise en scène et à travers la musique ?
Camila Beltrán : La religion fait partie des éléments oppresseurs, cette idée de pureté, de ne pas parler de la sexualité, des émotions, de tout cacher. La musique ne reflète pas directement la religion mais l'ambiance oppressante qu'elle génère et représente plutôt l'émancipation.
Vous avez également abordé le genre fantastique. Quel est votre rapport au genre et quelles références avez-vous données à Wissam ?
Camila Beltrán : Mon rapport au genre est celui d'une spectatrice : je fais les films que je voudrais voir. J'ai grandi avec des films de genre, surtout américains, mais souvent d'un point de vue masculin, avec des filles victimisées. Pour moi, il s'agissait aussi de prendre ces genres et de les tourner vers une horreur qui vient du monde et non du personnage. En musique, nous n'avons pas cherché à évoquer directement les genres, mais à travers la nature et les cris d'oiseaux transformés en musique.
Wissam Hojeij : Effectivement, nous ne sommes pas partis sur l'idée de créer une musique de film de genre, la musique contribue à des incursions fantastiques dans une histoire réaliste. C'était passionnant de rester sur le fil, de mélanger les genres sans tomber dans les stéréotypes. C'est un exercice d'équilibriste. Par exemple, le violoncelle joue des sons d'animaux, ce qui permet de déréaliser l'instrument et de créer un univers fantastique sans clichés.
La géographie du film, la Colombie, a-t-elle influencé la musique ?
Camila Beltrán : C'est le travail de la musique existante pour situer le film dans les années 90 en Colombie. Nous avons aussi intégré des percussions représentant des mondes non occidentaux, animistes, pour accompagner la transformation du personnage principal. Nous ne voulions pas de folklore reconnaissable, mais évoquer subtilement la Colombie. Les percussions sont importantes dans une scène avec une bonne sœur, créant un effet subversif.
Wissam Hojeij : La géographie du film influence la partition sans devenir décorative. On utilise des instruments ou des rythmes pour évoquer un lieu sans le nommer explicitement. Le film appartient au "pays du cinéma" plutôt qu'à un territoire précis.
En termes d'instruments, il y a donc ces percussions un peu tribales, et aussi de la guitare. Pourquoi ces choix ?
Wissam Hojeij : La guitare évoque les années 90 et un esprit rock, une musique instinctive et immédiate, opposée à l'oppression du corps dans le film. Étant de formation guitariste, j'ai pu intégrer ces guitares électriques par petites touches avant de construire le morceau final. Cela donne un contexte temporel et une énergie subversive correspondant à la narration et à l'âge du personnage, une adolescente.
Pour les chansons colombiennes du film, les paroles correspondent-elles au récit ?
Camila Beltrán : Oui, il y avait des chansons des années 90 avec des thèmes de transformation en monstres ou vampires, symbolisant la rébellion et l'émancipation. C'était important pour moi de montrer des monstres attirants, non effrayants.
Cette présence du monstre au cinéma aujourd'hui (comme "Le Règne animal"), qu'en pensez-vous ?
Camila Beltrán : Je trouve ça super. On a besoin de se tourner vers les êtres non humains pour apprendre quelque chose. C'est une manière de questionner notre domination et notre destruction du monde.
Wissam Hojeij : Pour un compositeur, participer à de tels projets est honorifique. Il s'agit de valoriser le discours du film. Ce projet est radical sur le plan formel et véhicule des idées fortes. C'est un plaisir de travailler sur un film comme celui-ci, unique dans ma filmographie.
La voix est présente dans votre instrumentation...
Wissam Hojeij : C'est une voix féminine murmurée, intégrée au son du film au point qu'elle est inintelligible, elle s'intègre au vent, au crissement de violoncelle, au synthétiseur, au bruit de branches d'arbres. Je l'avais fait sur des court-métrages, mais c'est la première fois que j'utilise la voix de cette manière dans un long métrage. Cela fait vraiment sens.
La réalisatrice d'un premier film pourrait être prudente avec la musique, surtout concernant la présence vocale. Vous avez facilement accepté ces propositions musicales ?
Camila Beltrán : Oui, je ne suis pas du tout prudente dans mes choix. Il ne faut pas avoir peur. Le cinéma n'a pas fini d'être inventé, il faut tout remettre en question. Je suis contente de découvrir que même le grand cinéaste Francis Ford Coppola a dit la même chose (avec "Megalopolis"). Ce n'est pas fini, on peut tout faire. Il faut avoir des convictions et veiller à ce que ses choix correspondent à une véritable recherche sincère, au-delà même d'être un film, mais comme face à un objet, et c'est là qu'il faut être prudente.
Sur le placement, les 30 premières minutes du film sont sans musique. Pourquoi ce choix ?
Camila Beltrán : Oui, c'était pour d'abord créer une atmosphère oppressante, sans espoir. La musique représente ensuite un souffle.
Wissam Hojeij : Elle apparaît au bout de 30 minutes en même temps que l'émancipation et la rebellion du personnage. C'était aussi pour installer le son du film avant que la musique émerge, pour une grande fluidité.
Vous avez également collaboré avec la monteuse. Comment s'est passée cette collaboration à trois ?
Wissam Hojeij : Nous étions en contact avec Jeanne Oberson, la monteuse, en permanence. Camilla montait avec elle, mais il y avait un dialogue à trois pour intégrer mes propositions musicales.
Camila Beltrán : Le cinéma, c'est mettre plusieurs têtes et cœurs ensemble pour former quelque chose de puissant. Wissam, les chefs-op, les comédiens, nous avons fait plus qu'un film, nous avons cherché et tenté des choses ensemble.
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