par Benoit Basirico
- Publié le 26-05-2024• Jury : Greta Gerwig, Lily Gladstone, Eva Green, Omar Sy, Kore-Eda Hirokazu, Pierfrancesco Favino, Ebru Ceylan, Nadine Labaki, Juan Antonio Bayona.
Sean Baker filme la rencontre entre une jeune strip-teaseuse de Brooklyn et le fils d’un oligarque russe, entre New York et Las Vegas, dont le ton oscille magistralement entre la comédie, la romance, le conte de fée (Cendrillon), et la traque criminelle. Les personnages sont depeints comme chez les frères Coen dans leur pureté d'esprit, leur bétise ou leur désarroi. Dans le contexte des danses érotiques et des différents lieux de musiques présents, on entend une multitude de morceaux qui s'étend des remixes actuels de hits populaires, avec le travail de Robin Schulz sur "Greatest Day" de Take That, aux classiques du hip-hop de DMX, en passant par des explorations électroniques signées Electropoint, de la pop, du hip-hop, et même de la musique folklorique russe.
=> Cette palme sans musique originale succède à 20 ans de Palmes majoritairement avec des musiques préexistantes ("Le Pianiste", "Elephant", "The Tree of Life", "Amour", "Sommeil d'Hiver", "La Vie d'Adèle", "Sans filtre", "Anatomie d'une chute") ou dénuées totalement de musique ("Fahrenheit 9/11", "L'Enfant", "4 mois, 3 semaines, 2 jours", "Entre les murs", "Ruban Blanc", "Oncle Boomee", "Moi, Daniel Blake" - excepté son générique). Un regain avait eu lieu avec "Parasite" et "Titane", deux réussites musicales.
Topshe, de nom Dhritiman Das, compositeur et vidéaste indien, signe la musique du film indien de Payal Kapadia, mêlant des aspects documentaires sur la ville (Mumbai) et le récit fiévreux et sensuel d'une infirmière, Prabha, qui revoit son mari qu'elle n'a pas vu depuis des années, et sa jeune colocataire qui cherche à partager un peu d'intimité avec son fiancé. Le désir en attente d'expression de part et d'autre est illustré par une partition progressive. Débutant par des sonorités fragiles, cristallines, puis évoluant vers un piano-jouet dans le registre du jazz (rappelant Cassavetes dans sa nature spontanée et son mixage qui l'intègre au son de la ville) pour enfin s'épanouir pleinement, chargée de douceur, candeur et romantisme. La musique devient féerique, au bord du conte, lorsqu'elle est associée à un jeu sur les lumières colorées (jusqu'au plan final d'une maison enguirlandée).
Le compositeur suédois Karzan Mahmood est l’auteur de la musique du film iranien réalisé par Mohammad Rasoulof, soutenant de manière souterraine et en crescendo, tel la montée d’une révolte, ce huis clos familial au cœur des troubles politiques à Téhéran. La disparition de l’arme du père fait naître la suspicion à l’égard de l'épouse et des deux filles, jusqu’à une traque finale captivante. La mise en scène est maîtrisée, avec une musique qui contribue à une épure. On entend "Baraye" à travers des images de réseaux sociaux, chanson de Shervin Hajipour qui est devenue un hymne contestataire dénonçant les crimes de la république islamique d'Iran et revendiquant la liberté, tandis que la jeune ado du film écoute sur son téléphone la chanson de l'américaine Sara Lov, "Rain Up".
Le portugais Miguel Gomes propose un film d'aventure situé en Birmanie en 1917 sur une femme, Molly, qui part à la recherche de l'homme qui devait l'épouser avant de fuit. Ce voyage intime et romantique à travers l'Asie qui n'est pas dénué de dangers et d'étrangeté est ponctué par un voyage musical éclectique à travers le monde et les époques, allant de la musique traditionnelle asiatique et européenne, avec des pièces de Shwe Tai Nyunt et Johann Strauss II, à des classiques de la pop et de la musique romantique comme "My Way" de Frank Sinatra d'après Claude François et les opéras de Giuseppe Verdi, tout en invitant le jazz avec Jelly Roll Morton.
Raffertie (Benjamin Stefanski, compositeur et producteur britannique) fait la rencontre sur ce film d'horreur de Coralie Fargeat (qui avait fait appel à Rob pour "Revenge"), qui dénonce le diktat de la jeunesse et du physique à travers le récit fantastique d'une présentatrice d'une émission de télévision se voyant administrer une substance lui permettant de se dédoubler en un nouveau corps. Les violons jouent sur l'horreur tandis que des rythmes électro représentent la vitalité, la façade, la partition elle-même se dédoublant. Le film propose également des hommages au genre horrifique (des couloirs évoquent "Shining", la scène finale "Carrie") tandis que la musique rappelle "Suspiria", et une citation musicale est faite à "Vertigo" de Hitchcock.
Clément Ducol et Camille conçoivent les chansons (en espagnol) de la comédie musicale de Jacques Audiard, située au sein des cartels mexicains auprès de l'avocate Rita (Zoe Saldana) et Manitas (Karla Sofía Gascón), un gangster qui devient une femme. Mêlant des scènes chantées (par le casting - auquel s'ajoute Selena Gomez et Edgar Ramirez, et Camille) et dansées (sur des chorégraphies du Franco-Belge Damien Jalet, collaborateur de Madonna) à une intrigue criminelle, la partition se glisse au milieu du chaos narratif sans ligne vertébrale, au début d’une phrase ou dans le jeu des acteurs, passant du parlé au chanté sans transition. Le registre des chansons varie, allant d'un rythme pop joyeux à une bluette romantique, d'un hip-hop moderne à un jazz plus ancien, avec l'instrumentation de la formation Las Damas que Pasan (flûtes, clarinettes, saxophones, cuivres, percussions) à laquelle s'ajoutent la guitare, les claviers, le piano, le violoncelle, la harpe.
• Jury du Prix de la Meilleure Création Sonore : Ibrahim Maalouf, Elsa Zylberstein, Cyrielle Clair, David Guiraud, Janine Langlois-Glandier, Christian Hugonnet
• Jury Caméra d'Or : Emmanuelle Béart, Baloji, Gilles Porte, Pascal Buron, Bénédicte Couvreur, Nathalie Chifflet, Zoé Wittock
La compositrice et chanteuse suisse-néerlandaise Ella van der Woude a composé la musique pour le premier film norvégien de Halfdan Ullmann Tøndel, qui traite de parents convoqués à l'école après un incident impliquant leur fils, notamment la mère (Renate Reinsve) d’Armand. Alors que les points de vue s’opposent sur l'événement, une certaine folie envahit les esprits et une exagération se manifeste dans les situations, le huis clos (où aucun enfant n'est visible) devient surréaliste. Pendant que des textures, des voix et des cordes accentuent la tension et révèlent des traumatismes enfouis chez les adultes, des séquences de danse ajoutent à l'étrangeté de la situation, une sur "Party Music" de Galt MacDermot & Tom Pierson, une autre, lors d'une pyramide humaine avec des mouvements de mains, illustrée par Ella van der Woude.
• Jury : Le jury de la section Un Certain Regard du Festival de Cannes 2024 est composé de Xavier Dolan, Maïmouna Doucouré, Todd McCarthy, Asmae El Moudir, Vicky Krieps
Le compositeur anglais-australien Breton Vivian, connu pour son travail sur la série à succès de Taylor Sheridan, Yellowstone, signe la musique du film chinois de Guan Hu.
Carlos Alfonso Corral (également le chef opérateur) signe la musique du film historique italien de Roberto Minervini.
Lucrecia Dalt signe la musique du film zombien de Rungano Nyoni.
Le compositeur uruguayen Hernán González Villamil signe la musique du drame argentin de Luis Federico.
La compositrice, violoniste et chanteuse américaine, Caroline Shaw, compose la musique du premier film belge puissant de Leonardo Van Dijl qui raconte la décision de Julie, étoile montante du tennis, de garder le silence sur les harcèlements de son entraîneur pendant qu'une enquête est en cours. La partition choisit la présence vocale pour matérialiser cette voix qui se tait. Tandis que la mise en scène précise privilégie l'isolement de la jeune femme dans le cadre (avec le tennis en tant qu'analogie de sa solitude, lorsqu'elle envoie des balles sans que l'on voie le partenaire lui renvoyer), la musique crée un effet de bulle et exprime son enfermement psychologique. La harpe, en conclusion, marque une ouverture vers un renouveau possible.
Le dernier film de Sophie Fillières propose une construction resserrée autour de son héroïne (Agnès Jaoui) qui plonge dans la démence. Cette comédie noire interroge la mort (à travers l'égarement existentiel), alors que la réalisatrice savait qu'elle était malade, mais sans jamais perdre le sens du burlesque. Il y a très peu de musique, ce qui contribue à la sobriété de la mise en scène, mais le ukulélé de Philippe Katerine apporte un rayon de soleil pour un final champêtre, notamment lorsqu'il fredonne à l'écran "Lady Bichette", reprenant ainsi le nom du personnage. Mentionnons que Sophie Fillières, décédée le 31 juillet 2023 avant la post-production, a laissé des consignes à ses enfants Agathe et Adam Bonitzer qui ont contribué à la finalisation du montage.
Pour la comédie espagnole de Jonás Trueba sur un couple qui souhaite célébrer leur séparation, le trio Iman Amar, Ana Valladares, Guillermo Briales a composé la musique d'ouverture, tandis qu'un titre emprunté, "Izao" (Vincent Peirani, Vincent Segal, Ballaké Sissoko & Émile Parisien) sert de thème au film, ressurgissant par moments sous diverses formes, jouant sur la répétition d'un motif, avec une guitare aux sonorités mêlant flamenco et musique orientale, évoluant vers des cordes et des vents qui intensifient le lyrisme du film, culminant dans une scène finale chantée lors de la fête de séparation. Cette obsession musicale s'allie aux enjeux du couple, désireux de rompre pour savourer une nouvelle appréciation des moments de la vie, tout comme l'ouvrage "La Répétition" de Kierkegaard en fait écho.
La musique originale a parfois du mal à se faire entendre à Cannes. Le compositeur, rarement inclus dans les équipes de films (en conférence de presse, sur scène), reste sur sa chaise. Depuis 2 ans, la SACEM a initié la marche des compositeurs/trices (sur le fameux tapis rouge) et a son lieu dédié pour des rencontres à l'Hôtel Croisette.
Alors quelles sont les meilleures BO de la compétition si jamais une palme était remise ? Sur quels critères apprécions-nous la musique d'un film ? Il faut bien faire la distinction entre la musique originale (la contribution du compositeur ou compositrice) et l'utilisation de titres préexistants. Ensuite, faut-il aimer le film ? (apprécier le tout pour distinguer la partie). Et la quantité de musique est-elle un critère ? 2 minutes bien placées peuvent-elles détrôner une partition d'une heure parfaitement bien orchestrée ?
D'abord, en considérant des paramètres objectifs de pertinence narrative de la musique (avec une présence régulière sur le métrage), et d'une majorité de musique originale en proportion, seuls quelques films seraient elligibles 13 films sur les 22 de la compétition. Et si on ajoute à cela le critère semi-subjectif des musiques que l'on identifient et que l'on peut saisir), voici la liste : All We Imagine as Light / Diamant Brut / Emilia Perez / La Jeune Femme à l'aiguille / Kinds of Kindness / Megalopolis / Oh, Canada / Motel Destino / Parthenope / La plus précieuse des marchandises / The Seed of the Sacred Fig / Les Linceuls / The Substance.
Si enfin on considère le critère totalement subjectif de musiques liées aux films appréciés, d'une musique associée au plaisir pris devant le film, considérant l'impact de la musique sur l'adhésion au film, et sur son rôle pertinent vis à vis de la narration, voici notre podium. Si jamais une Palme était remise à un compositeur/trice de la compétition, elle aurait pu en faire partie.
All We Imagine as Light (Topshe)
The Substance (Raffertie)
Oh, Canada (Phosphorescent)
Les Linceuls (Howard Shore)
The Seed of the Sacred Fig (Karzan Mahmood)
Et si on remet une mention à une utilisation puissante de titres préexistants, voici le TOP correspondant :
"Anora"
"Grand Tour"
"Caught by the Tides"
Par ailleurs, parmi les films des autres selections dont nous avons apprécié la musique :
Armand (Ella van der Woude), Le Procès du Chien (David Sztanke), Le Royaume (Audrey Ismael), Julie Keeps Quiet (Caroline Shaw), Les Reines du drame (Pierre Desprats), La prisonnière de Bordeaux (Amine Bouhafa), Mi Bestia (Wissam Hojeij), Maria (Benjamin Biolay), Les Femmes au balcon (Uele Lamore), The Surfer (François Tetaz), Spectateurs! (Grégoire Hetzel), Rendez-vous avec Pol Pot (Marc Marder).
par Benoit Basirico
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)