par François Faucon
- Publié le 11-11-2024Depuis 2014, la saga John Wick créée par Chad Stahelski et avec Keanu Reeves dans le rôle-titre, atteint des records en termes de balles tirées et de mafieux abattus. Quelle que soit l'opinion de chacun, il est toujours intéressant d'analyser le travail d'un même compositeur sur l'ensemble d'une saga. Ici, il s'agit d'une composition à quatre mains, partagée entre Tyler Bates (« Conan », « Les Gardiens De La Galaxie ») et Joël J. Richard (« The Andromeda Strain », « Quantico »).
Pour commencer, précisons que nous axerons notre propos en priorité sur l'analyse du premier volet et, à l'exception de quelques éléments tirés du second volet, nous laisserons les autres volets de côté. À l'écoute, les deux premiers opus (surtout le premier) apparaissent incontestablement comme les plus riches et les plus porteurs de sens, fixant des règles musico-sonores qui, à l'image de John Wick, sont « immarcescibles ». Car, armé d'une panoplie d'armes toutes plus ravageuses les unes que les autres, les mains pleines d'un sang omniprésent, blessé mais toujours « apte » au combat, agonisant mais jamais mort, John Wick est animé par une folie meurtrière qui le pousse à ne jamais se flétrir et à se relever sans cesse.
L'écoute de la saga dévoile deux dimensions. D'une part, une musique extra-diégétique, extérieure à l'intrigue, qui ne laisse que peu de place à la paix de l’esprit, à la flânerie ou à la contemplation, et d'autre part, une musique diégétique, produite par les protagonistes, plus discrète. L'univers musical de John Wick alterne entre plusieurs dimensions : des tonalités lugubres ; l'utilisation de motifs joués au synthétiseur ; des stridences servant de prémisses aux montées d'adrénaline ; l'arrêt de toute musique lorsque l'ennemi décède (JW 1, 31e minute) ; l'utilisation d'une musique électro, répétitive, renvoyant à la répétitivité de la mort ou au fait de « flinguer du biélorusse » en permanence ; le recours à des percussions qui, dans cette jungle qu'est le monde urbain imaginaire de John Wick, correspondent à quelque chose de tribal, à la mise en place d'une vengeance implacable qui débouche sur une chasse à l'homme systématique. Il ne s'agissait pas ici de musicaliser la vie d'un homme ordinaire mais celle de Baba Yaga, LE tueur à gages mythique, craint et respecté. Et s'il y a bien une piste qui donne toute la teneur de sa personnalité, c'est à l'évidence « Evil Man Blues » des « The Candy Shop Boys » [en écoute Youtube]. Tout y est : tristesse, amour, mise en garde, envies...
« Je suis un homme méchant.
Ne t'embête pas avec moi.
Parce que je vais vider tes poches,
te remplir de misère.
Tu me dis bonjour,
Je te dis que c'est un mensonge
tu dis "bonjour bébé",
Je te lance le mauvais œil,
Je suis un homme méchant,
Ne te moque pas de moi.
Parce que je vais vider tes poches,
te remplir de misère.
J'ai faim et j'ai soif,
j'ai un appétit de roi. Etc. »
(source : musixmatch.com/Google trad.)
La musique de John Wick est profondément liée à la personnalité complexe du personnage principal interprèté par Keanu Reeves. Ancien tueur à gages repenti qu'on pourrait presque comparer à un fonctionnaire à la retraite, il se voit contraint de reprendre du service. Helen, son épouse décédée, lui a légué un chien afin de supporter son décès, lequel animal est abattu par un mafieux plus vrai que nature, sur fond de règlement de comptes pour un Ford Mustang de légende. Et c'est presque un pied de nez humoristique que le chien en question soit une femelle beagle ; un animal affectueux pris dans le film comme symbole de paix, d'espoir, de nostalgie d'une époque définitivement perdue mais, par ailleurs, parfaitement adapté à la chasse. Une chasse qui dans le film, ne tardera pas à arriver...
Revenons-en à Keanu Reeves. L'acteur est connu pour avoir incarné le personnage principal dans « Little Buddha » de Bertolucci (1993), dont la musique a été composée par Ryuichi Sakamoto. Mais aussi celui de Neo, le messie Pop dans la saga « Matrix » (à partir de 1999) des Wachowski, dont la musique a été composée par Don Davis. Keanu Reeves, c'est peut-être surtout l'individu bouleversé par la leucémie de sa sœur, la mort de l'acteur River Phoenix, l'arrivée d'une enfant mort-né avec sa compagne Jennifer Syme qui décédera elle aussi dans un accident de voiture. De là à dire, comme le fait Jean-Paul Brighelli (voir webographie en bas d'article), que John Wick est un rôle cathartique pour Keanu Reeves, il n'y a qu'un pas. Ce qui signifie qu'une musique de type « classique » pour cette saga n'était pas le choix le plus judicieux. De fait, les compositeurs ont opté pour une musique protéiforme empruntant à de multiples univers musicaux (techno, synthwave, rythmes électro, classique avec grand orchestre dans le volet 4, etc.). Et parfois au jazz, dont les mélodies sont certainement plus à même de souligner à la fois l'urbanité de la saga et les drames propres au binôme Wick/Reeves. Dans son ensemble, cette saga dévoile une musique masculine, virile, presque « testostéronée », parfois éprouvante à écouter ; une musique qui incarne cet acteur invisible et pourtant omniprésent qu'est la psyché humaine qui se délite sous le coup des épreuves traversées.
Cette musique est aussi celle qui met en relief les caractéristiques propres à l'univers de John Wick : une société aux contre-valeurs humaines ; une réalité parallèle où la corruption est la norme et la délinquance un débouché professionnel naturel ; des mafieux disposant de leur hôtel (l'impeccable et sacralisé Hôtel Continental avec Charon, son tout aussi impeccable concierge), de leur monnaie, de leurs règles, de leur sens de l'honneur, de leur si atypique service de nettoyage, de leur mode de communication à base d'objets non-connectés pour ne pas être repérés par des forces de l'ordre corrompues, de leur temporalité (quelque part entre aujourd'hui et les années 30, mais en plus luxueux). Logiquement, cet univers dystopique devait disposer d'une musique à son image. Et au sein de cette musique, dont l'écoute isolée ne revêt selon nous que peu d'intérêt, on finit par découvrir la partition singulière jouée par Wick/Reeves : une partition percussive qui autorise un rapprochement avec « Whiplash » (2014), une musique de Justin Hurwitz, avec son jeu de batterie omniprésent. Sauf qu'avec Baba Yaga, la batterie aurait été définitivement remplacée par des rythmes de balles directement sortis d'un jeu vidéo type « shooter ». Des rythmes à comprendre comme un ostinato qui se répète au fil des morts innombrables, à l'image du drame de l'existence de John Wick qui fait écho aux drames de Keanu Reeves, et de l'écho du trauma initial de John Wick dont les conséquences les plus extrêmes se répercutent sur tous les volets de la saga. Des rythmes qui peuvent être aisément retranscrits sur une partition.
Exemple 1 - John Wick 1 (50'32) :
Exemple 2 - John Wick 2 (1h33) :
etc.
Si le thème de James Bond, composé par Monty Norman, arrangé puis réutilisé à l'envi par John Barry, constitue la carte d'identité de l'espion britannique, les rythmes des balles tirées par John Wick participent à l'évidence de son identité la plus intime, davantage que le thème musical qui lui est associé et joué à la guitare électrique [en écoute Youtube]. Il faudrait par ailleurs effectuer une analyse plus poussée que celle possible ici pour poursuivre cette réflexion. Les armes produisent en effet un son et non une note (du moins, aucune note ne nous a paru correspondre incontestablement à tel ou tel tir...), un son certainement retravaillé en post-production.
En définitive, John Wick propose une expérience musicale et sonore inhabituelle, en parfaite adéquation avec l'ultra-violence du film. Et comme point de repère dans cette pluralité musicale, les rythmes des balles. Au-delà des critiques, au-delà des opinions personnelles, n'est-ce pas là la musique qui convenait le mieux à cette saga ?
Webographie :
par François Faucon
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)