par Benoit Basirico
- Publié le 16-01-2025La forme la plus évidente de cette influence est l'adaptation d'un opéra entier à l'écran. Le producteur Daniel Toscan du Plantier (1941-2003) s'en était fait une spécialité et parlait de "Film d'opéra". Il a produit les films de Joseph Losey (américain naturalisé britannique) avec "Don Giovanni" (1980) d'après l'opéra de Mozart, de Frédéric Mitterrand ("Madame Butterfly" d'après l'opéra de Giacomo Puccini, 1995) ou encore "Tosca" (2001), d'après un autre opéra de Puccini. Il ne s'agit pas là de théâtre filmé, mais bien d'œuvres cinématographiques à part entière, où les cinéastes ont leur liberté de création même s'ils se confrontent à la contrainte de l'adaptation (la fidélité au texte, le respect de l'unité interne...). Joseph Losey a, pour son "Don Giovanni", dans un souci de réalisme, souhaité que les récitatifs et le clavecin soient interprétés sur le tournage en prise de son direct. Dans une démarche similaire, on peut citer le chef-d'œuvre suédois d'Ingmar Bergman, "La Flûte enchantée" (1975), qui propose une adaptation à la fois fidèle et inventive du chef-d'œuvre de Mozart.
La rencontre entre le cinéma et l'opéra se manifeste également dans l'utilisation des décors. Les blockbusters américains ont pu y inscrire leurs morceaux de bravoure. Dans le 22e James Bond ("Quantum of Solace" de Marc Foster, 2008), une spectaculaire fusillade éclate pendant la représentation de l'opéra "Tosca" de Puccini. Dans "Mission: Impossible - Rogue Nation" (de Christopher McQuarrie, 2015), Tom Cruise, pourchassé par la CIA, se réfugie à l'Opéra de Vienne où l'on entend des extraits de "Turandot" de Puccini et des "Noces de Figaro" de Mozart. Sherlock Holmes n'y échappe pas ("Sherlock Holmes: A Game of Shadows" de Guy Ritchie, 2011) lorsqu'il se rend à l'Opéra de Paris où se joue le "Don Giovanni" de Mozart. Francis Ford Coppola a été le plus gourmand en tournant pour "Le Parrain 3" (1990) une scène finale de 45 minutes dans l'opéra de Palerme avec la représentation du prélude et de l'intermezzo du "Cavalleria Rusticana" de Pietro Mascagni. Cet emprunt à l'opéra coïncidait d'ailleurs avec le centenaire de la création de la pièce en 1890. L'"Intermezzo" fait également partie de "Raging Bull" (1980) de Martin Scorsese.
L'opéra, en tant que lieu mythique, architectural et symbolique, offre un décor de choix pour le cinéma. Sa dimension spectaculaire, empreinte de mystère et de puissance, se prête particulièrement aux scènes d'action anthologiques. L'imposante architecture des opéras, qu'ils soient en plein air comme à Brégence dans "James Bond - Quantum of Solace" (2008) où une poursuite effrénée se déroule pendant une représentation de "Tosca", ou richement décorés comme le Royal Opera House mis à l'honneur dans "Les Chaussons rouges" (Michael Powell et Emeric Pressburger, 1948), confère une ampleur visuelle indéniable aux films. Le film d’animation "Ballerina" nous fait découvrir, quant à lui, l'Opéra de Paris à travers le regard émerveillé d'une enfant, soulignant la majesté du lieu. De plus, l'opéra permet aux réalisateurs de créer un huis clos dramatique, renforçant l'enfermement des personnages et resserrant l'intrigue sur une unité de temps et d'espace, comme dans le deuxième volet de la saga "Mission: Impossible" sorti en 2000. Cette concentration spatio-temporelle favorise la montée en tension et plonge le spectateur au cœur de l'action. Parfois, pour les besoins de la fiction, le lieu réel est déguisé, comme dans “Le 5e élément” où l’Opéra de Paris est renommé Hôtel de la Paix (Peace Hotel).
Au-delà de son architecture, l'opéra offre une multiplicité d'espaces propices à la narration cinématographique. La scène, lieu de la représentation par excellence, crée une mise en abyme du spectacle, comme dans "La Flûte enchantée" d'Ingmar Bergman, où l'intégralité du film se déroule sur les planches, brouillant la frontière entre fiction et réalité, et rompant parfois le quatrième mur pour une immersion totale. Le rideau, souvent d'un rouge théâtral, devient un élément narratif à part entière, symbolisant le mystère et l'attente, comme chez David Lynch dans "Mulholland Drive", où il se fait le passage vers une autre dimension. Le rideau qui s'ouvre ou se ferme rythme la progression de l'action, le passage vers l'inconnu. Côté public, les fauteuils accueillent les personnages, spectateurs à leur tour, permettant au public du film de vivre l'émerveillement du spectacle à travers leurs yeux, comme dans "Les Quatre Filles du docteur March", où Joséphine assiste à une représentation depuis les coulisses. Dans “Phantom of the paradise” (Brian De Palma) c’est derrière la scène que se joue toute l’action. Enfin, les coulisses offrent un regard sur l'envers du décor, un espace où se mêlent l'intime et le spectaculaire, où les tensions et les émotions se jouent en dehors de la scène, comme on peut le voir à la fin de "Diva" (Jean-Jacques Beineix, 1981), où le personnage principal circule entre la salle vide, les coulisses et la scène, illustrant la porosité des frontières au sein de l'opéra.
L'opéra peut refléter l'époque où se situe un film. Avec son portrait du peintre William Turner (1775 - 1851), "Mr. Turner" (2014), le cinéaste anglais Mike Leigh fait entendre "Nabucco" (1842) de Verdi. Pour "Vatel" (2000) dont l'action se situe en 1671, Roland Joffé fait appel à "Les Indes galantes" (1735) de Jean-Philippe Rameau. De son côté, l'américaine Sofia Coppola s'est amusée dans son "Marie Antoinette" (2006) à créer un contraste audacieux en associant des titres de Jean-Philippe Rameau ("Castor et Pollux") à des morceaux anachroniques de groupes comme The Cure et New Order, créant ainsi un dialogue entre les époques.
L'opéra s'incarne également à travers des personnages de fiction ou inspirés de figures réelles. Dans "Le Goût des autres" (2000), Jean-Pierre Bacri prend des cours de chant et interprète un extrait de la "Flûte enchantée". La soprano Wilhelmenia Fernandez interprète la diva Cynthia Hawkins dans "Diva" de Beineix (1980) et interprète l'air de "La Wally" d'Alfredo Catalani. Agnès Jaoui est professeur de chant dans son film "Comme une image" (2004) et met en scène le répertoire vocal de Mozart ("Così fan tutte"), Offenbach ("Barcarolle"), ou Haendel ("Rodelinda"). Dans "To Rome with love" (2012), Woody Allen est metteur en scène d'opéra et met en scène "Tosca" et "Turandot" (Puccini). Parmi les personnages inspirés de musiciens réels, on retrouve Wagner au second plan dans "Ludwig" (1973, Luchino Visconti), évocation du roi de Bavière, mécène et admirateur de Richard Wagner, dont on entend des extraits de "Lohengrin" et "Tristan und Isolde". Dans "Impromptu" (1991) de James Lapine, on entend des extraits de "Lucia di Lammermoor", "La Sonnambula", "Norma" et "I Puritani". Dans "Le Roi danse" (2000) de Gérard Corbiau, derrière le rôle titre de "Louis XIV" se cache Jean-Baptiste Lully. Ces personnages historiques ont fait naître des "biopics". Dans ces films biographiques, l'idée est moins de filmer la musique que d'exalter la figure du génie. Le fantasque "Amadeus" (1984, Milos Forman) met en scène ses pièces d'opéra ("Le Nozze di Figaro", "Don Giovanni"...). Dans la biographie controversée du castrat "Farinelli" (1994, Gérard Corbiau), les compositeurs Haendel, Porpora et Pergolèse sont mis à l'honneur. La biographie de Maria Callas dans "Callas Forever" (2002, Franco Zeffirelli) est construite autour de la représentation de "Carmen" (Bizet). Plus récemment, dans la comédie frivole "Marguerite" (2015, Xavier Giannoli), la cantatrice incompétente Marguerite Dumont (Catherine Frot) s'essaie, avec plus ou moins de succès, à des airs comme celui de la Reine de la Nuit dans "La Flûte enchantée" (Mozart) et "Norma" de Bellini, airs techniques qu'elle interprète difficilement.
Une correspondance plus subtile s'opère lorsque la trame narrative d'un film entre en résonance avec celle d'un opéra. Les chassés-croisés amoureux de "Sunday Bloody Sunday" (John Schlesinger, 1971) et "Closer" (Mike Nichols, 2004) sont mis en parallèle avec la présence musicale de "Così fan tutte" (Mozart) et ses croisements sentimentaux, ce qui confère au sujet une intemporalité. Dans la comédie musicale "Moulin Rouge" (2001), Baz Luhrmann revisite "La Traviata" de Verdi en adaptant librement le récit, sans toutefois reprendre la musique originale, remplacée par des chansons pop.
Sur le plan strictement musical, l'influence de l'opéra sur le cinéma est tout aussi prégnante. Dès l'époque du cinéma muet, la musique s'est imposée comme un élément essentiel, établissant un lien fort avec l'art lyrique. Des films comme "L'Homme à la caméra" de Dziga Vertov illustrent cette similitude rythmique et énergétique, comparable à celle d'un opéra. L'héritage de l'opéra se manifeste également dans la dimension mélodique de la musique de film, avec l'utilisation de thèmes musicaux récurrents qui contribuent à l'identité sonore du film et accompagnent le récit. L'influence de Richard Wagner est ici prépondérante, son concept de leitmotiv - associer un motif musical à un personnage, une situation ou un sentiment - ayant été largement adopté par les compositeurs hollywoodiens, notamment Max Steiner, qui, dès "King Kong" (1933), utilise ce procédé de manière systématique. Ce procédé permet de caractériser les personnages et de souligner les enjeux dramatiques, comme dans "Autant en emporte le vent", où le thème de Tara devient un véritable symbole musical du film. La fusion entre l'opéra et le cinéma peut s'opérer par l'emprunt direct, la citation et la réinterprétation. L'ouverture de "Guillaume Tell" (Rossini) popularisé par Kubrick dans "Orange mécanique" est reprise dans une version accélérée et remaniée par Wendy Carlos. Ce même morceau fait office de thème pour "Lone Ranger" (Gore Verbinski, 2013) et est repris par le compositeur Hans Zimmer dans sa partition. Pour "A Dangerous Method" (de David Cronenberg, 2011), Howard Shore a construit sa propre partition à partir des leitmotivs de "Siegfried". La frontière entre la musique existante et la création originale s'estompe.
L'art de la variation et du développement thématique, si cher à l'opéra, trouve également un écho dans la musique de film. Dans "Excalibur" (1981), John Boorman utilise la musique de Wagner pour souligner certains motifs récurrents (la marche funèbre de "Siegfried" apparaît à chaque présence de l'épée, et le prélude de "Parsifal" lors de la quête du Graal). Comme dans "La Walkyrie" de Wagner, où le thème de la chevauchée se transforme au gré des émotions, les motifs musicaux des films évoluent et se transforment pour refléter les nuances du récit. Dans "Sur la Route de Madison", la musique suit l'évolution de la relation amoureuse, le thème principal se transformant progressivement pour refléter les émotions des personnages. Les grandes sagas cinématographiques, telles que "Star Wars" et "Le Seigneur des anneaux", s'inspirent de cette richesse musicale en construisant une architecture thématique complexe, comparable à la structure des opéras en plusieurs actes.
L'opéra et le cinéma partagent également l'art de la synthèse musicale, c'est-à-dire la capacité à résumer les enjeux d'un récit à travers une partition riche et évocatrice. L'instrumentation joue un rôle crucial dans ce processus, associant des instruments spécifiques à des personnages ou des émotions, comme le célèbre harmonica d'Ennio Morricone dans "Il était une fois dans l'Ouest". La musique peut également raviver des souvenirs, comme dans "Jules et Jim" de François Truffaut, où un thème initialement joyeux est repris dans une tonalité mélancolique pour évoquer le souvenir du passé. Enfin, le "mickey-mousing", cette synchronisation étroite entre musique et action, héritée de l'illustration dramatique des opéras, souligne le caractère chorégraphique de certains passages cinématographiques, comme dans la comédie "The Palm Beach Story" (Preston Sturges), où la musique épouse parfaitement les mouvements des personnages.
par Benoit Basirico