,@,ernest-cole-photographe2024041202,aigui, - Interview B.O : Alexei Aigui, une musique de lutte (Ernest Cole, Photographe, de Raoul Peck) Interview B.O : Alexei Aigui, une musique de lutte (Ernest Cole, Photographe, de Raoul Peck)

Rencontre au Festival Music & Cinéma Marseille

,@,ernest-cole-photographe2024041202,aigui, - Interview B.O : Alexei Aigui, une musique de lutte (Ernest Cole, Photographe, de Raoul Peck)

Propos recueillis par Benoit Basirico,
dans le cadre du Festival Music & Cinéma de Marseille

- Publié le 19-04-2025




Alexei Aigui retrouve Raoul Peck, notamment après leurs collaborations sur « Je ne suis pas votre nègre » et « Le Jeune Karl Marx », pour le documentaire “Ernest Cole, Photographe” (au cinéma le 25 décembre 2024), dressant le portrait d'Ernest Cole (1940-1990), premier photographe noir freelance d’Afrique du Sud à témoigner de l’intérieur de l’apartheid. L'histoire du pays est relatée à travers ses photographies et son témoignage en voix off. La musique originale se déploie autour de deux thèmes : l'un, d'inspiration classique, dépeint un mouvement lancinant où le violon solo et les percussions se conjuguent pour exprimer à la fois la plainte et la lutte ; l'autre, un air de jazz évoquant l'univers de Miles Davis, est porté par la trompette. Le compositeur était invité au Festival Music & Cinéma de Marseille pour une rencontre après la projection du film.

Dans cette collaboration avec Raoul Peck, après "Je ne suis pas votre nègre" (2016), qui était un documentaire, et "Le jeune Karl Marx" (2017), qui était une fiction, est-ce qu'une distinction est faite entre les deux genres dans votre approche musicale ?

Alexei Aigui : Je ne réfléchis pas à la nécessité de changer quelque chose parce que c'est un documentaire. Chaque fois, je regarde le film et je dois faire mon travail en fonction du son, du montage, de ce qui se passe à l'écran. Il n'y a pas de changement pour moi, que ce soit un documentaire ou une fiction. Pour les documentaires de Raoul Peck, il y a souvent beaucoup de sons bruts de la ville, des images d'archives. Dans ce film, "Ernest Cole, photographe", il y a beaucoup de musique préexistante, du jazz sud-africain. Il faut faire plus attention au son associé à l'image pour un documentaire, parce que ce n'est pas une fiction où l'on peut tout refaire, comme c'est souvent le cas. Mon travail consiste donc à écouter ce qui se passe dans le film et à agir en conséquence.

Quel est votre premier accès au film ? Ce qui différencie un documentaire d'une fiction, c'est évidemment le scénario. Est-ce que, pour une fiction par exemple, vous pouvez intervenir dès l'étape du scénario, ou travaillez-vous toujours à partir des images ?

Alexei Aigui : Ça dépend du film. En général, oui, je reçois le scénario, mais sur les derniers films de Raoul, c'est souvent en anglais, donc je ne comprends pas tout. Je dois donc regarder les images pour comprendre ce qui se passe. Je parle un peu anglais, mais moins bien que le français ou le russe. Ensuite, chaque film demande une musique spécifique. Pour "Le jeune Karl Marx", le processus a été assez long, et le budget du film était un peu plus grand - pas celui de la musique malheureusement. Pendant la production, il y a eu des échanges avec les producteurs concernant l'utilisation d'un grand orchestre. Quand nous avons fini, j'étais épuisé, et Raoul m'a appelé en disant : "Maintenant, on va faire "I Am Not Your Negro", on a un mois !" Il a sorti ces deux films la même année. J'ai donc fait "I Am Not Your Negro" très vite, et c'était vraiment une autre façon de travailler, car la moitié de la musique du film relevait davantage du free jazz, renouant avec le son des années 60, avec de la trompette. J'ai proposé des thèmes, nous avons improvisé avec mon groupe de l'époque, l'ensemble 4'33".

Dans ces allers-retours avec Raoul Peck, formule-t-il une intention musicale précise en disant : "Là je veux du jazz, là je veux des cordes classiques", ou vous fait-il écouter des musiques de référence ?

Alexei Aigui : Pour "Ernest Cole", j'ai travaillé davantage avec la monteuse Alexandra Strauss, qui collabore avec Raoul Peck depuis huit films ; j'ai donc l'habitude de travailler avec elle. Pour un autre projet que nous avons fait ensemble, la série "Exterminez toutes ces brutes" (HBO, 2021) qui dure quatre heures, j'ai travaillé deux ans ; c'était un projet énorme. Un jour, il m'a dit : "Je veux que tu fasses un truc que je n'ai jamais écouté, que je n'ai jamais entendu de toi." J'étais à Moscou à l'époque, j'ai pris mon violon, je suis allé au studio et j'ai créé des nappes de violon, j'ai improvisé. Ensuite, j'ai envoyé le résultat et c'est devenu le thème principal de la série. C'était vraiment quelque chose que je n'avais pas imaginé avant d'entrer dans le studio. Le jeu est donc différent à chaque fois, il faut toujours chercher quelque chose, un son spécial, et on finit par trouver.

Pour trouver ce son spécial sur un film de Raoul Peck, quel est le point de départ de l'inspiration musicale ? Est-ce un mot de Raoul Peck, une discussion ? Est-ce le sujet du film lui-même - ses sujets sont toujours forts ? Pour "Ernest Cole", par exemple, ce sujet de l'apartheid, l'histoire du pays, de l'exil, résonne sans doute particulièrement en vous qui fuyez le régime russe.

Alexei Aigui : J'étais assez déprimé quand il m'a appelé, il m'a un peu sauvé parce que je suis parti de Russie début mars 2022 et cela fait donc trois ans que je n'y suis pas retourné. Je ne savais pas quoi faire. Il m'a appelé en disant : "Bon, on va travailler." Puis il m'a montré les images, et j'ai commencé à écrire. Je pense que c'était durant l'été 2023 ; j'ai écrit un thème pour le début, alors que ce n'étaient encore que les rushes. Ensuite, il voulait quelques morceaux de jazz sud-africain pour lesquels il n'a pas pu obtenir les droits. Il m'a alors demandé de composer dans le style du jazz sud-africain. J'ai accepté, même si je ne connaissais pas ces standards.

Concernant ce jazz mené par la trompette, sur le dernier morceau, on pense à "Ascenseur pour l'échafaud" de Miles Davis. Est-ce une référence formulée par Raoul Peck ?

Alexei Aigui : Je pense que la référence était un morceau de Miles Davis, pas forcément "Ascenseur pour l'échafaud". Il voulait un son qui ressemble à celui de Miles Davis. Mais on ne peut pas le refaire à l'identique. J'ai trouvé un autre son, plus doux, et je trouve ce musicien formidable. C'était compliqué parce qu'il n'était pas habitué au travail en studio, nous avons donc fait plusieurs essais. Il s'appelle Ismaël Galvez, et c'est un très bon musicien. Nous avons tout enregistré à Paris, avec une petite session d'orchestre et une ou deux sessions avec le groupe de jazz.

Dans quelle mesure les photographies d'Ernest Cole, qui sont presque picturales et suggèrent fortement les violences sociales et politiques, ont-elles inspiré la musique ?

Alexei Aigui : Tout m'inspire dans un film. Ça peut être un son dans la rue, un train qui passe... Par exemple, il y a un morceau de trompette au moment où l'on voit un bateau passer à l'image, j'ai donc composé une ligne de trompette en écho. Pour les moments plus violents, on s'oriente vers le free jazz. Il y a un passage avec l'orchestre où Raoul m'a dit : "Non, il faut que tu casses ça..." Nous avons alors ajouté la batterie. Raoul Peck est venu au studio et a montré lui-même à un batteur comment jouer. Il voulait des éléments étranges, qui cassent la structure, qui brisent les rythmiques de l'orchestre. C'était pour illustrer les photos où l'on voit un homme blanc âgé frapper un jeune garçon noir.

Pour un documentaire, le travail de montage est énorme, il y a une grande quantité de rushes. Vous avez évoqué la monteuse, qui doit réduire beaucoup cette matière pour aboutir à un film qui tient en deux heures. Est-ce qu'au niveau de votre musique, vous avez également fourni de nombreuses propositions qui ont ensuite été écartées ?

Alexei Aigui : Non, non, je pense que tout ce que j'ai écrit a été utilisé ; peut-être un seul morceau a été coupé au montage final. Il y a aussi une de mes compositions préexistantes qui est dans le film, un morceau avec piano et percussions, que j'ai enregistré il y a quatre ans.

Il y a aussi les chansons de Miriam Makeba, que l'on voit d'ailleurs à la tribune dans le film prononcer un discours engagé. En quoi ces musiques préexistantes, dont certaines sont diégétiques [entendues par les personnages dans le film], entretiennent-elles un lien avec votre partition originale ?

Alexei Aigui : Quand un morceau préexistant utilise le saxophone, j'ai pu utiliser une clarinette basse en contrepoint, par exemple. Mais tout doit rester naturel dans la musique de film, cela ne doit pas sembler forcé. Je réagis à la musique que j'entends, aux voix qui chantent, je compose la musique qui doit fonctionner avec l'ensemble. Je fais tout sans y réfléchir consciemment. C'est intuitif. Quand je joue ma musique en concert, je ne m'écris jamais de partitions ; tout le monde dans mon groupe en a, sauf moi. C'est parce que je m'adapte à l'acoustique de la salle.

Dans quelle mesure la voix off du narrateur est-elle associée à la musique ?

Alexei Aigui : La voix off donne une tonalité. Il faut préciser qu'il existe deux versions du film : la version française avec la voix de Raoul Peck, et une version internationale présentée à Cannes l'année dernière, avec une autre voix. Cette voix internationale était déjà présente dans le premier montage sur lequel j'ai travaillé, donc j'ai composé la musique en l'écoutant.

Concernant le travail de maquette : vous qui êtes attaché à l'instrumentation réelle, notamment avec votre propre formation musicale, comment vivez-vous cette étape de la création de maquettes sur ordinateur ?

Alexei Aigui : Je le vis mal. Je suis plutôt "à l'ancienne", mais j'écris désormais la musique sur ordinateur. J'ai commencé à composer il y a environ trente ans ; à l'époque, il n'y avait pas d'ordinateur, je réalisais toutes mes premières musiques de films directement avec mon groupe. Je ne suis pas très doué en informatique, c'est compliqué pour moi de faire des maquettes, mais j'essaie. C'est devenu une pratique incontournable. Le risque, ensuite, c'est que la musique devienne basique parce que tout le monde utilise les mêmes banques de sons (samples), ce n'est pas très intéressant.

Une autre pratique qui se répand est celle des "temp tracks", ces musiques temporaires placées au montage avant la composition originale. Qu'en pensez-vous ?

Alexei Aigui : J'ai été confronté à cela aussi. Une fois, je travaillais sur deux films en même temps, et ils utilisaient la même musique temporaire - de Trent Reznor - sur une série et sur un film historique. Je me suis dit : "OK, bon, je vais faire quelque chose de différent." Bientôt, nous serons peut-être tous remplacés par l'Intelligence Artificielle. Mais je pourrai toujours jouer au marché d'un village avec mon violon. Sans électricité, il n'y aura plus de Spotify, plus rien, mais moi, je serai toujours là avec mon violon. (rires)

D'ailleurs, en parlant de diffusion, la bande originale du film "Ernest Cole, photographe" n'est toujours pas disponible environ quatre mois après la sortie du film...

Alexei Aigui : Personne n'achète de disques de toute façon, mais l'éditeur Music Box Records prévoit de la publier. Il faut juste que je trouve le temps de finaliser la sélection des morceaux pour l'album. Il y a un minimum de travail à faire : la musique doit être remixée pour l'écoute seule, mais sans modification de la structure des morceaux. On doit sortir la musique telle qu'elle est écrite, car c'est un peu compliqué de couper des parties. Bien sûr, on ne va pas tout publier, car certains thèmes se répètent, mais on sortira environ quinze morceaux. Et après, sur le même album, on ajoutera les musiques de "Moloch Tropical" (2009) et "Meurtre à Pacot" (2014), deux autres films de Raoul Peck.

En quoi l'actualité géopolitique, qui vous a contraint à l'exil, influence-t-elle votre carrière aujourd'hui ?

Alexei Aigui : Ma musique est toujours utilisée dans des séries russes qui passent à la télévision, mais je ne reçois plus mes droits d'auteur parce que les organismes de gestion russes ont tout bloqué. On me prive de mes droits d'auteur, et on enlève même mon nom des génériques. J'ai l'impression de revivre l'époque de l'Union soviétique.

Propos recueillis par Benoit Basirico,
dans le cadre du Festival Music & Cinéma de Marseille


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