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barry,out_of_africa, - Echos d’Afrique : La musique de John Barry pour OUT OF AFRICA de Sydney Pollack Echos d’Afrique : La musique de John Barry pour OUT OF AFRICA de Sydney Pollack

barry,out_of_africa, - Echos d’Afrique : La musique de John Barry pour OUT OF AFRICA de Sydney Pollack

Sylvain Pfeffer, Novembre 2013. - Publié le 02-01-2014




[Cet article est un regroupement d’analyses effectuées dans le cadre d’une étude de Sylvain Pfeffer].

Pour mettre en musique son film tiré des souvenirs africains de Karen Blixen, Sydney Pollack pense tout d'abord n'utiliser que de la musique traditionnelle africaine. Au montage, il monte la scène du vol au-dessus de l'Afrique sur un thème du film The Last Valley (La vallée perdue, 1971) de James Clavell composé par John Barry. La scène fonctionnant bien avec cette partition, Pollack contacte Barry pour lui proposer de mettre en musique le film. Habitué des productions à forte teneur dramatique et n'ayant pas son pareil pour écrire des musiques bouleversantes, John Barry est enthousiasmé par le projet et accepte la demande du réalisateur. L'expérience sera satisfaisante pour le compositeur : «[I] like just everything about Out of Africa. It was one of the most pleasurable assignments of [my] entire career. [1] » John Barry reçoit son troisième Oscar de la meilleure musique pour le film [2]. Sa partition s'articule autour de quatre thèmes, le thème principal ou Main Title-I had a farm in Africa, le thème de Karen ou Karen's Theme, le thème associé à la romance entre Karen et Denys et le thème écrit pour accompagner la scène où Karen raconte une histoire, Have you got a story for me.

Débutons par le thème principal, I had a farm in Africa. Ce Main Title sublime littéralement les paysages africains filmés par Sydney Pollack. Le thème principal écrit par le compositeur est une grande pièce symphonique pour orchestre. Les violons prédominent. Le morceau apparaît dès le générique et accompagne l'avancée du train dans la plaine d'Afrique. L'emphase et la majesté qui le caractérisent immergent le spectateur dans le film, l'aident à prendre conscience de la beauté des images. Notons que le thème proprement dit commence pile à l'apparition du titre du film. Cette approche révèle une composition faite après le montage définitif, au minuteur (prompteur), pour poser la musique juste au bon moment et faire décoller l'image.

Le thème principal, c'est le thème de l'Afrique. Il est construit sur deux lignes mélodiques qui se répondent [Exemple 1].

Cette manière de composer est représentative de celle du compositeur britannique. Il la réutilisera plus tard pour évoquer musicalement la beauté des paysages américains dans le film de Kevin Costner, Dances with Wolves (Danse avec les loups, 1990). La première ligne mélodique est ascendante, puis vient une contre-mélodie. En ce sens, cette dualité de la musique peut être vue comme un dialogue entre Karen et l'Afrique. En effet, dans le générique, cette dernière observe la nature depuis l'arrière du train. Pollack filme de manière frontale le paysage. Les plans du générique sont tous des plans généraux. Il n'y a pas de prise de vue subjective depuis le point de vue de Karen. La caméra reste dans l'extériorité. C'est la musique, par le dialogue des lignes mélodiques qui ramène la nature au point de vue de Blixen. Elle exprime la beauté du paysage à travers son regard. Barry dit clairement avoir été inspiré par le plan montrant Karen à l'arrière du train pour écrire le thème : « I think the opening shot on the train and the shot of Meryl in the back of the train, that was like a springboard.» ; « Je pense que le plan d'ouverture sur le train ainsi que le plan montrant Meryl à l'arrière du train ont été comme un tremplin.[3] » Le thème principal soutient les images, accentue leur majesté par son emphase, mais se fait également musique du paysage. Il exprime les sentiments de Karen Blixen, son amour naissant pour l'Afrique et aide le spectateur à entrer dans cet état d'esprit.

L'approche musicale du compositeur pour caractériser les paysages africains rapproche Out of Africa d'une autre grande fresque historique où les paysages sont rois, Lawrence of Arabia (Lawrence d'Arabie, 1962) de David Lean. Pour ce film, le compositeur français Maurice Jarre compose lui aussi une musique pleine de noblesse caractérisant le désert, mais également l'amour que Lawrence porte à ce dernier.

Passons maintenant à l'étude du second thème, celui de Karen (Karen's Theme). Ce thème est associé au personnage de Blixen et intervient dans ses moments de solitude à la ferme. Le thème intervient à cinq reprises dans le film. La mélodie est écrite en mode mineur, ce qui amène un aspect triste sur l'image. Ce thème est toujours en situation d'approfondissement [4], il exprime le sentiment intérieur de Karen, sa tristesse dans les moments de solitude de sa vie africaine. Le thème intervient la première fois lors de la première journée de Karen à la plantation [Out of Africa, séquence 10, 0'24'46]. Elle apprend que Bror est parti à la chasse. Elle est donc seule. La deuxième occurrence intervient lors du départ de Bror à la guerre [Out of Africa, séquence 24, 0'38'54]. Karen est à nouveau seule. Dans ses deux premières interventions, le thème est confié à un instrument à vent soliste, le hautbois tout d'abord, puis la flûte. Le souffle délicat des instruments donne un côté fragile au morceau, accentuant la désespérance de Karen qui subit cette solitude.

Bien que seule, Karen prend des initiatives. Elle travaille à la plantation et construit une école [Out of Africa, séquence 42, 1'08'42]. C'est lors de la construction de cette dernière que le thème fait sa troisième apparition. Cette fois, la mélodie principale est soutenue par des violons. Karen est plus forte, elle a gagné contre la syphilis et, de retour en Afrique, est bien décidée à travailler sur son exploitation. Sur cette occurrence, les violons viennent renforcer la mélodie. Ils témoignent du changement intérieur du personnage. Le thème revient lors du déjeuner qu'organisent Karen et Denys dans la savane [Out of Africa, séquence 63, 1'53'02]. Karen et Denys pique-niquent dans la plaine d'Afrique. Karen est heureuse. Le thème ne semble pas justifié par rapport aux images. Cependant, la discussion tourne autour du départ de Denys le lendemain. Karen sait donc qu'elle va retourner à sa solitude. La musique anticipe l'image. Elle l'approfondit en exprimant le sentiment intérieur de Karen. Enfin, la cinquième occurrence se trouve à la fin du film, quand Karen quitte l'Afrique [Out of Africa, séquence 81, 2'26'27]. Denys est mort, Karen est ruinée. Elle est seule, et quitte cette terre qu'elle a aimée. Pollack la filme seule dans les paysages de sa plantation, la musique de John Barry contient une fois de plus les sentiments du personnage.

Le thème de Karen vient approfondir l'image, il se fait musique intérieure de Karen, révélateur de son sentiment de solitude. Cependant, nous l'avons vu, le thème évolue quelque peu car le personnage se durcit intérieurement face aux épreuves de la vie. Cette foi en la vie, cette capacité à ne pas renoncer, John Barry l'indique également dans sa musique. Le thème est en effet construit sur un saut de note assez conséquent et peu courant dans l'écriture musicale. On passe ainsi d'un do à un ré, mais un ré de l'octave supérieure à celle du do initial [exemple 2].

Cet important saut de note traduit l'élan vital du personnage. John Barry montre musicalement sa force intérieure alors qu'elle n'est pas visible à l'écran. Si le personnage est seul et déprimé à l'image, la musique indique déjà qu'il va rebondir. Et c'est ce qui se produit.

Dans le film, au fil des évènements, Karen change, son regard sur la vie évolue. La musique de John Barry exprime cette évolution. C'est principalement à son retour du Danemark, après la maladie, que Karen prend son destin en main. Elle demande à Bror de partir et se met à travailler à la plantation. Pollack filme Karen dans les champs de café avec les Kikuyus [Out of Africa, séquence 44]. Elle va voir Belknap et lui demande du travail : « Give me work » ; « Donnez-moi du travail » [plan 982]. Sur cette séquence où Karen choisit sa solitude, le compositeur fait intervenir un motif mélodique, Alone at the farm, dérivation du Karen's Theme. Cette mélodie constituée de phrases ascendantes et en mode majeur, exprime la joie de Karen, son nouvel état d'esprit. Elle est seule, mais elle a choisi de l'être. Alone on the farm intervient à nouveau après que Karen ait demandé à Denys de partir suite à leurs désaccords [Out of Africa, séquence 71]. Karen travaille à nouveau au champ, toujours dans une solitude volontaire. Enfin, les premières notes du thème sont entendues à la fin du film, lorsque Karen refuse l'aide et le soutien de Finch-Hatton [Out of Africa, séquence 75]. Karen choisit une fois de plus de se débrouiller seule. La musique de John Barry exprime les sentiments intérieurs du personnage et son évolution mentale. Alone on the farm apparaît en attitude de soutien des images dans le sens où la musique accompagne le dynamisme de ces dernières sans les approfondir.

Mais revenons à cette odyssée de Karen. Le personnage triomphe de toutes les épreuves dans le film et rejoint Bror. Karen évolue durant ce voyage. Pimpante au départ, elle arrive complètement décoiffée et sale au campement anglais. Mais intérieurement elle a changée, elle est devenue plus forte. Là encore, c'est la musique qui exprime le changement. John Barry écrit une longue pièce orchestrale, Karen's journey pour accompagner le périple. La musique se fait l'inverse des images. Nous ne tenons pas compte dans notre analyse de la partie musicale accompagnant les scènes avec les Masai (0'47'38). Cette musique est dans une attitude de pur soutien et traduit la tension montrée à l'image [5]. Nous ne retenons ici que le début du morceau et son final. Le début est doux, alors que les images de Pollack montrent le convoi fièrement mené par Karen dans l'immensité du paysage. Une musique ample voire héroïque pouvait donc être attendue. A la fin, en revanche, alors que Pollack filme un convoi mal en point et une Karen exténuée, John Barry utilise tout l'orchestre dans une explosion symphonique. La musique exprime les sentiments de Karen. Au départ elle part, mais elle doute. Au final, elle est épuisée, mais victorieuse. Elle est donc fière, et la musique exprime cette fierté. Cette technique de composition allant contre l'image rapproche l'occurrence du contrepoint et s'appelle une écriture en épingle (hairpins).

Le troisième thème, Karen and Denys, vient amplifier la romance entre les personnages. John Barry compose un morceau enjoué, caractérisé par une ligne mélodique de 4 notes ascendantes, qui accompagne les séquences où les deux êtres sont réunis et heureux ensemble [Exemple 3].

Ce morceau est toujours en attitude de soutien. Par sa ligne mélodique ascendante, il traduit musicalement une projection vers l'avant, une joie de vivre et renforce le bonheur présent à l'image.

Le quatrième motif musical écrit par John Barry est Have you got a story for me. Dans ses récits, Karen Blixen accorde une grande importance aux histoires enchâssées. Karen Blixen aime les histoires, elle aime les entendre, elle aime les raconter. Une grande partie de sa relation avec Denys Finch-Hatton est fondée sur ce point. Sydney Pollack est conscient de cette particularité et inclus lui aussi dans le déroulement de son film une histoire racontée. La scène occupe une séquence entière du film et fait partie des plus réussies de ce dernier. Denys et Berkeley viennent rendre visite à Karen dans sa ferme. Ils restent dîner. A la fin du repas, à la demande de Denys, Karen raconte une histoire [Out of Africa, séquence 19]. Pour ce passage, John Barry écrit une valse délicate pour piano soliste. Il la décrit en ces termes : « I wrote this plaintive old world waltz, almost a child-like thing about it. It's a memory thing [...] [6] » ; « J'ai écrit cette vieille valse plaintive, un peu comme un caprice d'enfant, un souvenir [...] ». Pollack ne filme pas l'intégralité du récit, juste le début amorcé par Denys et la fin que Karen lui donne. Cependant, le spectateur a l'impression d'avoir assisté à toute l'histoire, comme Denys et Berkeley. Ceci est dû en grande partie à la musique de John Barry. C'est elle qui assure la cohésion, l'unité entre les plans. Elle intervient un peu après le début de l'histoire [0'30'15], prend de l'ampleur au moment où la voix diminue. La musique remplace cette dernière. Elle est le vecteur sonore de la narration. C'est elle qui fait passer l'émotion. Le morceau se termine en même temps que l'histoire elle-même [0'31'19]. Des plans sur une bougie qui fond témoignent du temps qui passe, mais la musique, par sa continuité extrait la scène de la temporalité du récit et l'inscrit dans un moment d'éternité.

En plus de ces quatre occurrences principales, relevons encore quelques apparitions de la musique, notamment la somptueuse reprise du Main Title dans le Flight over Africa. Pour Karen Blixen, l'air africain est fédérateur. C'est dans les airs, en avion, qu'elle connaît sa plus grande joie avec Finch-Hatton. C'est dans les airs qu'elle accède à la totalité de son existence et qu'elle perçoit tout à coup l'intégralité du monde. Sydney Pollack filme avec majesté la scène du survol de l'Afrique. L'avion de Denys est au-dessus des nuages. C'est le point culminant du film. A cet instant précis, le temps semble s'arrêter. Karen est en communion totale avec son environnement et avec Denys. Tout ne fait plus qu'un. Pollack matérialise la communion en filmant Karen qui tend sa main à Denys, qui la saisit. La musique de John Barry annonce dès le départ de la séquence cette communion à venir. Le compositeur écrit une pièce pour chœurs et orchestres qui vient accompagner la séquence. Rappelons que lors du premier montage, Pollack avait monté la scène sur une musique préexistante de Barry, composée pour The Last Valley, qui utilisait déjà des chœurs. La présence de ces derniers peut donc être conditionnée par le premier montage. Il n'empêche qu'en les maintenant pour la séquence, Barry participe à la sémantique de cette dernière. Le morceau est en effet construit sur des chœurs qui se répondent. Des voix féminines tout d'abord, puis des voix masculines. Cette alternance peut être perçue comme un dialogue. Les voix de femmes, se font la voix de Karen, et celles des hommes se font celles de Denys et du continent africain. Au final, les deux lignes vocales fusionnent et le thème principal du film arrive, interprété par l'orchestre. C'est la communion des êtres et de l'Afrique. La musique fait décoller les images. Elle entre en attitude de recul et exprime la fusion.

Le thème revient plus loin dans le film, dans une séquence montrant Denys volant seul. Il contemple le paysage. Au départ le morceau est le même, puis la musique devient dissonante. Les notes ne sont plus liées dans une continuité mélodique. Les images montrent un paysage ravagé. Des traces de roues balafrent la plaine, des déchets sont abandonnés çà et là, et le chemin de fer trace un sillon blanchâtre, telle une plaie ouverte en plein cœur de la savane. L'Afrique change et la musique témoigne de ce changement, sa beauté mélodique est brisée.

Pour illustrer les nombreuses scènes d'amour du film, John Barry écrit une musique discrète qui vient accompagner l'action en son off, dans une attitude de soutien. Le compositeur explique qu'il voulait au départ illustrer les scènes avec le thème de Karen ou le Main Title. Il a cependant opté pour un nouveau motif, propre à ces scènes, afin de souligner le caractère éphémère de l'action.

Enfin, nous ne pouvons conclure ce texte sans mentionner trois occurrences de musique de source [7] employées de manière significative dans le film de Pollack. La première est le Concerto in A major, K622 de Wolfang Amadeus Mozart. Celui-ci est l'identificateur musical de Finch-Hatton dans le film. Le choix de Mozart est discutable. En effet, dans Out of Africa, Blixen écrit que Denys et elle sont en profond désaccord sur la musique. Elle, préfère les compositeurs classiques, lui la musique ultra-moderne. « ‘'I would like Beethoveen all right,'' he said, ‘' if he were not vulgar'' [8] »; « J'aimerais Beethoven, me disait-il, s'il n'était pas si vulgaire. [9]» Le choix d'un compositeur classique comme Mozart ne semble donc pas être en adéquation avec la personnalité de Finch-Hatton. De plus, le Concerto pour clarinette fait partie des œuvres les plus connues du compositeur viennois. Composé en 1791, peu avant la mort du maestro, la pièce, de facture classique comprend trois mouvements, Allegro, Adagio et Rondo. C'est le deuxième mouvement qui est entendu dans le film. Ce mouvement est le plus connu du Concerto. Il est écrit en forme d'aria (autrement dit, en A/B/A) et s'ouvre sur le soliste jouant le thème principal, qui est ensuite repris par l'orchestre. S'ensuit un jeu entre le soliste qui joue des notes descendantes et l'orchestre qui les reprend. Ce mouvement est souvent utilisé au cinéma. On peut l'entendre dans Préparez vos mouchoirs (1978) de Bertrand Blier, dans Padre Padrone (1977) des frères Taviani, et plus récemment dans Dialogue avec mon jardinier (2007) de Jean Becker. Le morceau est utilisé pour son côté nostalgique. Le choix d'en faire l'identificateur musical de Finch-Hatton est donc loin d'être original. Nous sommes presque ici dans le stéréotype musical. En effet, en choisissant Mozart et le Concerto, la production ne prend pas de risques. Elle utilise un morceau très connu des spectateurs, un morceau populaire qui facilite l'adhésion du public et son identification au personnage. Le Concerto intervient dès le début du film, dans le plan montrant le personnage de dos, face au soleil [Out of Africa, séquence 1, plan 6]. C'est un véritable identificateur du personnage. Au même titre que le célèbre thème Jaws de John Williams annonçant le requin avant qu'il n'apparaisse dans le film de Steven Spielberg, Les dents de la mer (1975), il anticipe la présence de Denys avant son apparition à l'écran, ressuscitant ainsi la force du leitmotiv Wagnérien [10]. Cet aspect, le film l'emprunte directement au livre Out of Africa : « [...] as I came riding back at sunset, the melody streaming towards me in the clear cool air of the evening would announce his presence to me [...] [11]»; « Quand je rentrais, au coucher du soleil, la mélodie m'accueillait dans l'air froid et clair de la forêt et m'annonçait qu'il était là.[12] » Le film concrétise cette phrase. Lors de la première visite de Denys à la plantation, Karen revient de la fabrique de café [Out of Africa, séquence 45]. Sur le chemin, filmée en plan d'ensemble fixe, elle entend une musique qui semble venir de la ferme. Elle avance, Denys est là avec un gramophone. Le disque qui tourne n'est pas le Concerto, mais le Divertimento in D major K136 de Mozart. C'est la première visite, il faut laisser un peu de suspense. Si le Concerto avait été entendu, cela aurait directement annoncé Denys. Par la suite, en revanche, chaque visite est annoncée par le Concerto. Il intervient lors de la deuxième visite de Denys à la ferme, juste après la mort de Cole. La musique arrive sur les images à la fin de la séquence des funérailles de Berkeley [Out of Africa, séquence 59], et fait le lien avec la séquence suivante qui est une succession d'instantanés montrant le bonheur de Karen et Denys [Out of Africa, séquence 60]. La scène est muette. Seule la musique s'exprime en son off. Elle témoigne de la présence de Denys et fait le lien entre toute les petites scénettes. La maison tout entière exprime la présence de Denys, comme l'écrit Blixen dans Out of Africa : « When he came back to the farm, it gave out what was in it ; it spoke. [13] » ; «Quand il revenait à la ferme, on aurait dit que celle-ci s'ouvrait, qu'elle parlait. [14] » Le fait que la musique commence sur la fin des funérailles, moment triste, où la caméra filme en plan d'ensemble fixe Denys de dos dans la savane de manière similaire au plan d'ouverture et continue sur un moment de bonheur partagé la met en attitude de contrepoint par rapport à l'image. Le bonheur est présent, mais la tristesse est latente. La musique exprime le caractère de Denys qui sait qu'il ne peut s'attacher et qu'il ne peut rester éternellement avec Karen. Dans le film, lorsque Denys revient de safari après un long temps d'absence, le Concerto se fait entendre et signale la présence du personnage à la ferme [Out of Africa, séquence 66]. La séquence s'ouvre par un plan d'ensemble fixe, similaire à celui de la séquence 45. Karen entend la musique, Denys est arrivé. On ne le voit pas, mais le spectateur le sait grâce à la musique. Enfin, la dernière occurrence intervient à la fin de la séquence où Finch-Hatton survole la plaine dévastée [Out of Africa, séquence 69]. Pollack filme les montagnes africaines. L'avion de Denys traverse le plan et file vers les montagnes [plan 1518]. La musique de John Barry, Flight over Africa s'estompe et un enchaînement musical en fondu amène la transition sur le Concerto. Il exprime la tristesse de Denys face à la disparition d'une Afrique qu'il admire. Le plan suivant [1519], est un plan de demi-ensemble sur la terrasse de la ferme de Karen. Le Concerto fait la transition entre les plans. Karen est sur la terrasse, assise sur un fauteuil. Le Concerto annonce l'arrivée de Denys après son vol. Ce qu'il faut remarquer c'est que le gramophone est sur la terrasse et un disque tourne sur ce dernier. De son off, le Concerto devient donc son in. D'abstraction extra diégétique, la musique se matérialise concrètement à l'image et entre dans la diégèse. Leitmotiv de Denys, le Concerto permet la présence du personnage même dans son absence. Il renforce l'aspect insaisissable de Denys. Celui-ci est une représentation fugitive issue des rêves de l'écrivain.

Le deuxième thème de musique de source est une reprise orchestrale de la chanson Let the rest of the world go by qui devient le thème romantique fédérateur de la relation Blixen/Finch- Hatton. Let the rest of the world go by est une chanson américaine écrite et mise en musique par J. Keirn Brennan et Ernest R. Ball en 1919. Elle est interprétée par Dick Haymes. Cette chanson fait l'objet de multiples reprises. Pour le film, le compositeur John Barry en tire une version pour orchestre qui est censée être entendue par le biais d'un disque tournant sur le gramophone dans les scènes où elle intervient. On peut dénombrer deux occurrences de la chanson dans le long métrage. La première intervient la dernière nuit du safari [Out of Africa, séquence 54]. La deuxième est entendue lors de la dernière visite de Denys à la ferme avant sa mort [Out of Africa, séquence 77]. Sur ces deux séquences, le couple valse au rythme de la musique. Dans les deux cas, la musique est tout d'abord en son in, depuis le disque sur le gramophone, puis, les autres son in (bruits de la nature, feu, ...) s'estompent, seule la musique s'exprime. La limite son in/son off devient floue. Ceci est d'autant plus visible dans la séquence 71. Au départ, Karen est seule, assise sur des caisses, au milieu des pièces vides de sa maison. Le gramophone est à côté d'elle et le disque tourne. Denys la rejoint. Elle l'invite à danser. Le couple valse lentement dans les pièces vides, puis sort sur la terrasse. La musique n'est pas atténuée. Le gramophone ne peut pas porter un son aussi distinctement à cette distance. Le son in devient son off. La majeure partie de la scène est silencieuse.

Si la musique de la première séquence est majoritairement en attitude de soutien des images, celle de la seconde entre en situation d'approfondissement. En effet, elle fonctionne comme un rappel de la première scène dansante. Pollack filme les acteurs exactement de la même manière, en plan d'ensemble avec légère plongée, ce qui accentue le parallélisme. Sur la deuxième séquence, le couple danse parmi les objets de la vente à venir. Le flou son in/son off et les objets abandonnés donnent un aspect presque irréel à la scène, un côté hors du temps. Il y a ici comme une sorte de cristallisation du rapport amoureux. L'effet est amplifié par le fait que cette scène est pratiquement muette. La musique emplit l'espace. C'est elle qui donne leur force évocatrice aux images. Elle devient génératrice des mouvements des personnages. Il y a inversion du rapport son/image, le premier devenant prépondérant sur la seconde. C'est ce que Rick Altman nomme le caractère « supra diégétique [15] » de la musique dans son ouvrage La comédie musicale Hollywoodienne. Le passage, par son caractère dansant peut être rapproché de ce genre filmographique. Il entre d'ailleurs dans les différents critères sémantiques caractéristiques du genre que définit Altman. Par exemple, le format ne doit pas être uniquement une prestation musicale, mais il doit correspondre à un récit - construit généralement autour d'un couple d'amoureux. Et Denys et Karen sont amoureux. Selon Altman, en nous tirant constamment hors de la réalité diégétique pour nous projeter dans le passé ou dans une représentation de spectacle, ou dans une séquence de rêve, le style caractéristique de la comédie musicale n'est pas si loin du monde onirique [16]. Or notre séquence, comme toutes les autres constitutives du film font partie d'un rêve, celui de Karen qui ouvre le long métrage. Blixen tout au long de l'histoire se rappelle de ces moments partagés avec Denys. Cette valse et la précédente, qu'elles soient réelles ou fantasmagoriques en expriment la quintessence. Un moment unique, éphémère, captant l'émotion du spectateur par la puissance d'une image et l'importance de la musique.

La troisième et dernière occurrence de musique de source est le chant Siyawe, qui agit comme un annonciateur des drames. C'est lui qui témoigne de la dimension mortifère omniprésente dans le livre et dans le film. Ce chant est une reprise d'un chant traditionnel Kikuyu. Il a été enregistré sur place, avec des écoliers, pendant le tournage du film par George Senoga-Zake, un professeur de musique d'origine Kikuyu. On compte trois occurrences de ce chant dans le film. La première intervient lors du départ de Karen pour le Danemark. Elle quitte l'Afrique pour se soigner en Europe [Out of Africa, séquence 38, 1'00'40 - 1'02'08]. La deuxième intervient à la mort de Cole [Out of Africa, séquence 59, 1'45'23 - 1'45'44]. Enfin, la troisième intervient lors du départ définitif de Karen [Out of Africa, séquence 78, 2'19'20 - 2'19'40]. Le morceau est toujours en situation d'approfondissement. Il se fait la voix de l'Afrique. Une Afrique qui pleure ceux qui lui sont arrachés. Lors de la mort de Denys, ce n'est pas Siyawe qui se fait entendre, mais le thème principal. La rupture musicale est significative. Le thème principal de l'Afrique entendu sur la mort de Denys, c'est la communion entre l'Afrique et ce dernier. Denys est l'Afrique. La clef nous est donnée par John Barry sur le générique de fin. Le compositeur ouvre sa reprise finale du thème principal par les trois premières notes du Concerto pour clarinette de Mozart. Le thème de Denys et le thème de l'Afrique fusionnent pour ne faire qu'un. Nous l'avons vu, le thème principal exprime le paysage du point de vue de Karen. Mais la seconde ligne mélodique en mode mineur peut-être également vue comme un annonciateur du drame à venir. C'est ce que dit John Barry : « There was counter melody like a falling line [...] [17] » ; « Il y avait une contre-mélodie, comme une cassure. » La musique exprime avant l'image le sentiment de perte.

Pour Out of Africa, (musiques de source mises à part), John Barry livre certainement l'une de ses partitions les plus inspirées. Un classique de la musique de film, une œuvre chargée d'une émotion contenue qui sublime le paysage et exprime les sentiments intérieurs de Karen Blixen. Le compositeur britannique s'éloigne des clichés musicaux des films d'aventures africains produits par Hollywood et donne à certains plans du film de Sydney Pollack profondeur et intensité. Sa musique se fait la voix de Karen Blixen et nous entraîne le temps de quelques images dans un rêve éveillé, un conte d'Afrique où l'air limpide des montagnes fusionne avec le souffle rauque du lion et les chants des indigènes. Sur un même rythme, dans un même écho, ils restituent une terre de plaines et de forêts, une ferme au flanc de la montagne Ngong où tournoient les aigles, une Afrique éternelle. L'Afrique de Karen, l'Afrique telle qu'elle l'a vécue peut-être, telle qu'elle l'a rêvée certainement.

Notes

[1] GEOFF, Leonard, WALKER, Peter, BRAMLEY, Gareth, John Barry, The man with the Midas Touch, Bristol, Redcliffe, 2008, p. 173. 
[2] Oscar de la meilleure musique pour : 
1967 : Best Original Song pour Born Free 
1969 : Best Original Music Score pour The Lion in Winter 1986 : Best Original Score pour Out of Africa 
1991 : Best Original Score pour Dances with Wolves
[3] KISELYAK, Charles, A song of Africa, [Documentaire présent sur le DVD du film, Universal Video, 2005]. 
[4] La musique à quatre attitudes majeures au cinéma : 
La musique de soutien a pour rôle de « renforcer » les composantes diégétiques apparentes (émotions, actions, atmosphères ...). La musique d'approfondissement révèle les ressources enfouies de l'image, en faisant apparaître des éléments qui ne sont pas visibles ou en levant une ambiguïté qui pourrait exister au regard des seules images. L'approfondissement ne se limite jamais à un simple phénomène informatif qui aurait pour but de révéler au spectateur certains aspects invisibles. Avant d'apparaître au grand jour, les éléments dissimulés sont préalablement traduits sur un plan purement musical. Dans Il était une fois en Amérique (Sergio Leone, Ennio Morricone, 1984), lorsque le personnage de Robert de Niro revient au bar de son ami d'enfance, il regarde une photo de Deborah, l'amour manqué de sa vie. Il est difficile de dire le ressenti du personnage lorsqu'il contemple le portrait. C'est la musique, le thème de Déborah, qui vient lever l'ambiguïté en traduisant la mélancolie du personnage. La musique de recul est la conséquence de l'implication à travers la musique d'une instance narrative omnisciente, extérieure à la diégèse ou ressentie comme telle. Deux phénomènes pourront en découler : le premier, toujours de mise, correspond à une sensation de décalage entre la musique et les images avec « mise à distance » du spectateur ; le second, qui n'est pas toujours effectif, correspond à un phénomène d'annonce. La musique de contrepoint est le plus fort degré de décalage entre musique et image : un important contraste est à l'œuvre, en raison de l'emploi d'une musique très inattendue au regard du contexte diégétique. Pour plus d'informations, voir, VILLANI, Vivien, Guide pratique de la musique de film, Paris, éditions Scope, 2008, p. 43.
[5] Le compositeur écrira un morceau similaire pour accompagner les scènes d'attaques indiennes dans Dance with Wolves en 1990.
[6] KISELYAK, Charles, A song of Africa, op. cit.
[7] Musique préexistante, non composée pour le film. 
[8] BLIXEN, Karen, Out of Africa, op. cit. p. 195. 
[9] BLIXEN, Karen, La ferme africaine, op. cit., p. 195. 
[10] Voir, WAGNER, Richard, Opéra et drame, Paris, Delagrave, 1910. 
[11] BLIXEN, Karen, Out of Africa, op. cit., p. 194. 
[12] BLIXEN, Karen, La ferme africaine, op. cit., p. 200.
[13] BLIXEN, Karen, Out of Africa, op. cit., p. 194. 
[14] BLIXEN, Karen, La ferme africaine, A. G., op. cit., p. 199.
[15] ALTMAN, Rick, La comédie musicale hollywoodienne, Paris, Armand Collin, 1992, p. 86. 
[16] Ibid., p. 91.
[17] KISELYAK, Charles, A song of Africa, op. cit.

Sylvain Pfeffer, Novembre 2013.

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