par François Faucon
- Publié le 12-08-2014Pour comprendre l'importance de la musique dans Ida, il faut, au préalable, présenter le personnage principal : Ida. Pologne ; années 1960. Jeune femme orpheline pleine de charme et d'innocence, Ida va prononcer ses vœux pour devenir nonne dans un monastère qui l'accueille sans joie, sans passion, sans affection particulière mais par nécessité, car c'est, semble-t-il, dans l'ordre des choses. Elle est néanmoins convoquée par la supérieure de son ordre qui lui impose, avant le grand saut, de renouer avec l'ultime membre de sa famille : sa tante Wanda. Au cours de cette rencontre, Ida va découvrir qu'elle est juive, que ses parents ont été tués au fond d'une forêt par un paysan polonais et qu'aucune tombe ne permettra jamais d'honorer leur souvenir. Comment continuer de vivre face à un tel drame ? Comment vivre dans cette Pologne d'après-guerre marquée par la pauvreté et la doxa soviétique ? Pour Ida, la question semble ne pas se poser : par une foi chevillée au corps. Là où Wanda choisit l'alcool et des relations à la limite de la prostitution pour digérer son glorieux mais désormais lointain passé d'ex-juge soviétique aux mains entachées de sang (Wanda la rouge l'appelait-on !), Ida préfère le chemin qui mène à Dieu. Mais avant de vouer son existence au service de son Créateur, elle croisera un jeune homme, saxophoniste de jazz dans des boites défraîchies qui lui fera découvrir John Coltrane et l'éveil des sens charnels. Mais en définitive, après avoir goûté à un début d'idylle (« Tu ne sais pas l'effet que tu produis ! ») et à l'ébauche, toute imaginaire, d'un projet de couple, c'est bien sur l'appel de Dieu que le film s'achève. Et Ida n'hésite pas tant la foi l'anime, tant sa vie semble tendre inexorablement vers cet appel divin.
Face à un destin à ce point-là en dehors des sentiers battus, la musique souligne la dimension résolument spirituelle d'Ida et de son voyage. Dans ce monde baigné de foi qu'est celui d'Ida, dans cette quête en plein inconnu qui lui ouvrira des horizons nouveaux, trois catégories de musique, essentiellement diégétiques, assurent chacune une fonction bien précise : chansons populaires polonaises ; musique classique diégétique et non-diégétique ; jazz de John Coltrane.
Relevons tout d'abord ces chansons populaires polonaises qui se font entendre à intervalles réguliers, de façon discrète et diégétique (à l'intérieur du récit donc), à la radio, dans une voiture, pour rappeler que l'immortelle âme polonaise continue de vibrer malgré la cruauté du quotidien d'après-guerre, que l'art populaire polonais porte en lui de quoi résister au malheur et à l'oubli. On trouve « Serduszko puka w rytmie cha-cha » composée par Romuald Zylinski (compositeur polonais maintes fois récompensé) et interprétée par Maria Koterbska, chanteuse très populaire dans les années 60. On peut également entendre « Rudy rydz » composée par Boguslaw Klimczuk, auteur de nombreux divertissements populaires radiophoniques ou encore « Big boogie-woogie » composée par Leszek Bogdanowicz.
C'est en découvrant Wanda dans son salon que l'on entend, sur un tourne-disque d'époque (et donc toujours de façon diégétique), une symphonie de Mozart (1756-1791). En l'occurrence, la 41ème symphonie, plus connue sous le nom de « Jupiter ». Ce choix n'est pas anodin surtout si l'on tient compte du fait que ce nom n'est pas du compositeur mais, peut-être, d'un pianiste nommé Johann Baptist Cramer (1771-1858) et qui la nomma ainsi en raison de « la perfection divine » de cette composition... Au-delà de l'anecdote, le choix de Mozart s'explique de plusieurs façons : universalité de cette musique donc universalité de la douleur ressentie par l'auditeur qui l'écoute (la perte d'un âge d'or est fréquemment ressentie) ; nostalgie éprouvée par Wanda la Rouge et qui entre en résonance avec la nostalgie d'une Pologne forte de son histoire passée et aujourd'hui volontairement plongée dans l'amnésie de son propre antisémitisme ; volonté de Wanda de se remémorer voire de côtoyer par le souvenir et au travers de cette musique perçue comme élitiste par une Pologne largement paysanne et pauvre, sa notabilité perdue. La musique comme remède au mal de vivre ? Pour Wanda, c'est vraisemblablement le cas. L'autre morceau de musique classique, non diégétique cette fois, est le choral de Bach (BWV 639) transcrit de l'orgue au piano par Busoni et servant de générique de fin. Ce choral porte le titre évocateur de « Ich ruf zu Dir, Herr Jesu Christ » soit « Je t'appelle, seigneur Jésus-Christ ». Tout un programme pour une apprentie religieuse qui, malgré les tentations de la chair, choisit Dieu sans l'ombre d'une hésitation. De fait, existe-t-il musique plus religieuse que celle de Bach ? Choisir un tel compositeur pour le générique de fin est une façon d'affirmer la victoire de la foi sur les plaisirs et douleurs de ce monde, les certitudes d'Ida quant à ses choix d'existence ; peut-être même (dans la mesure où c'est le seul morceau non diégétique du film) une façon de laisser parler le Créateur lui-même...
Le choix musical le plus inattendu est sans doute celui de John Coltrane, saxophoniste jazz. Deux questions se posent : pourquoi utiliser le jazz ? pourquoi utiliser celui de John Coltrane en particulier ? Le jazz est, par essence, une musique sensuelle voire érotique ; une musique jugée débauchée par beaucoup, voire démoniaque ! Or c'est avec un beau joueur de jazz, qu'Ida va entrevoir les plaisirs les plus charnels qui soient, les intenses sensations de l'amour ; sensations qu'elle tente par ailleurs d'étouffer. Quant au saxophone, il est, de l'avis même de Wanda, un instrument « masculin et sensuel » ! Mais après tout, le maigre entourage d'Ida, pousse la jeune femme à goûter davantage à l'existence avant de prononcer ses vœux définitifs. Même les religieuses de son couvent, qui lui recommandent de prendre son temps... Mais le jazz de John Coltrane n'est pas n'importe quel jazz. Deux morceaux sont entendus : « Naima », tiré de l'album « Giant Steps » de 1960 (quintessence de la musique de Coltrane) et « Equinox » tiré de l'album « Coltrane's Sound » de 1964. Or de la même façon qu'Ida avance dans son existence par la force de sa foi, John Coltrane avoue, dans la pochette de l'album « A Love Supreme », avoir « fait [en 1957] l'expérience, grâce à Dieu, d'un éveil spirituel qui m'a mené à une vie plus riche, plus remplie, plus productive. » Son objectif désormais ? « Rendre les gens heureux à travers la musique. » Pour Coltrane, le chemin du jazz est une quête spirituelle qui le guérira de la drogue et de l'alcool, tout comme Ida trouve en Dieu son propre amour suprême qui la guérit des maux de son temps et de son existence. A noter que l'époque où se déroule le film (années 60) et l'époque où Coltrane vit sa musique comme une quête spirituelle (1957-1964) coïncident.
Preuve est donc faite, si besoin en était, qu'il n'est nul besoin de noyer un film sous une partition omniprésente pour que celle-ci lui apporte une plus-value artistique. Quelques notes, quelques minutes, savamment choisies, placées au moment opportun, capables de discrétion par la rareté de leur utilisation, suffisent à plonger Ida dans une atmosphère unique. Celle du dépouillement total qui met en exergue l'essentiel : la foi en l'existence ; la musique comme guide dans l'existence.
par François Faucon
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