par François Faucon
- Publié le 30-12-2014
Le spectateur lambda comprend rapidement que ce monde voulu par les « fous d'Allah » est un monde fondé sur l'interdit : interdiction d'être dans la même chambre quand on est un couple non marié, sous peine de lapidation ; interdiction de refuser le voile intégral ou le port des gants (fusse pour vendre du poisson...) ; interdiction de se déplacer librement, de causer avec qui l'on veut ; interdiction de pratiquer le sport ; interdiction d'écouter de la musique. Pour autant, il n'est pas aisé de comprendre les fondements religieux de ces interdictions. Nous nous en tiendrons à celle qui concerne la musique.
Pour ceux qui n'auraient pas encore visionné « Timbuktu » (« Tombouctou » en langue touareg) ni donc écouté sa musique, quelques adresses permettent de pallier cette carence :
Le site du distributeur Le Pacte qui présente le synopsis ainsi qu'un dossier pédagogique sur le film ;
Deezer qui propose l'intégrale de la bande son ;
You Tube qui permet d'écouter « Timbuktu Fasso » tout en regardant un mélange d'images du film, de l'orchestre de Prague en pleine exécution et de la belle et talentueuse Fatoumata Diawara.
Si la musique du film est intelligemment discrète (29 mn au total...), elle brille par son aspect cosmopolite comme en témoigne l'origine géographique des différents exécutants convoqués pour l'occasion.
Timbuktu Fasso :
Ecrit et chanté par Fatoumata Diawara
Composé par Fatoumata Diawara et Amine Bouhafa à partir du thème principal de « Timbuktu »
Orchestré et produit par Amine Bouhafa
Instruments solistes et africains :
Piano, clarinette : Amine Bouhafa
Kora : Balaké Sissoko
N'Goni : Badgé Tounkara
Percussion : Seifeddine Hellal
Guitars et Dobro : Fabien Mornet
Contrebasse : Matyas Szandai
Musique symphonique :
IOrchestre : Orchestre Philarmonique de la Ville de Prague
Chef d'orchestre : Richard Hein
Le tout enregistré à Bamako, Prague et Paris...
Et ce cosmopolitisme se veut être un universalisme volontaire et ouvertement assumé par le réalisateur et son compositeur attitré. En effet, lors de l'inauguration du Maghreb des Films à l'Institut du Monde Arabe le 24 novembre 2014, Amine Bouhafa affirmait que :
« Timbuktu est un film qui revêt un message universel. Ce qui s'est passé à Timbuktu aurait pu se passer n'importe où dans le monde. Et donc, la musique accompagne ce message universel ; elle part de couleurs, d'instruments locaux, d'un langage, d'une identité locale et transporte ce langage avec une musique plus ample, plus lyrique pour relayer ce message de tolérance, ce message de paix. »
Source : Balkis. Et si l'Orient venait à vous ?
« Pas une ligne du Coran n'interdit la musique ! », peut-on entendre. Ce n'est ni vrai ni faux ; c'est juste imprécis. Seule la sourate 31, verset 6 mentionne un énième interdit.
« Et, parmi les hommes, il est [quelqu'un] qui, dénué de science, achète de plaisants discours pour égarer hors du chemin d'Allah et pour le prendre en raillerie. Ceux-là subiront un châtiment avilissant. »
On peut, ou non, estimer que la musique est un « plaisant discours » mais l'interdit n'est pas clairement formulé... Néanmoins, il faut savoir que la charia se fonde non seulement sur le Coran, mais aussi sur les hadiths (paroles du prophète rapportées par ses compagnons et authentifiées par une chaîne de transmission des plus complexes à suivre). Leur autorité est équivalente au Coran et, pour certaines écoles, supérieures. Ainsi, de nombreux compagnons du prophète attestent que les « plaisants discours » sont bien la musique... Un hadith (un parmi d'autres...) précise également qu'
« il y aura des gens de ma communauté qui vont boire du vin et [...] il y aura des instruments de musique et des chanteuses qui vont chanter pour eux. Allah va les ensevelir dans la terre et va faire d'eux des singes et des porcs. »
La musique est donc bien interdite. Néanmoins, sous les Omeyyades puis les Abbasides, elle fleurit et les califes encouragent et protègent les musiciens. Et il faut attendre le 9ème siècle pour avoir apparaître, sous la plume de Ibn Abi'l-Dunya, le premier réquisitoire contre la musique intitulé « Le livre de la condamnation des instruments de diversion ». Portant autant sur la musique que sur les jeux, ce traité accuse la musique de détourner le croyant sincère de la piété envers Allah. D'une école coranique à l'autre, la musique est donc considérée comme halal (licite) ou, a contrario, comme haram (illicite). Et comme le montre le film, les « fous d'Allah » ont une lecture radicale mais à géométrie variable selon leurs humeurs et leurs intérêts (voir la très belle scène où un djihadiste danse en secret de même que celle ou un autre fume...). Seule la musique entrant dans le cadre des louanges adressées à Allah est autorisée. De fait, Timbuktu montre bien les djihadistes rechercher une musique et abandonner leurs recherches lorsqu'ils s'aperçoivent que celle-ci est de nature religieuse. Un guitariste jouant pour son plaisir et ceux de ses amis (dont une femme avec laquelle il n'est pas marié) devra fuir à toute vitesse l'ire de ces mêmes djihadistes... Ces musiques-là sont diégétiques et appartiennent à une action sur laquelle les « fous d'Allah » peuvent avoir une influence. Il est une autre contre laquelle ils ne peuvent rien : celle d'Amine Bouhafa.
La musique de Timbuktu est composée autour d'un thème majeur qui va être systématiquement audible en contrepoint des scènes les plus violentes.
De l'aveu même du compositeur (lire son interview sur CINEZIK), « la musique vient adoucir le caractère violent et sublimer un peu plus le caractère poétique du film. » C'est ce que l'on peut voir et entendre dès le début du film, lors de la destruction de statues dogon par les mitraillettes djihadistes. La musique, par sa mélancolie, nous oblige à prendre acte du crime culturel qui se déroule à l'écran et à nous remémorer le triste sort des bouddhas de Bâmiyân détruits à l'explosif par d'autres « fous d'Allah » en 2001. On retrouve la même logique lors de la scène où une femme se fait fouetter. On entend alors la voix de Fatoumata Diawara chanter un Mali perdu, celui des griots, dépositaires de la tradition orale. Spécialistes en généalogie et en histoire de leur pays, ils le sont aussi en pratique musicale !
Mais la musique d'Amine Bouhafa est également un chant de résistance, une réaction à l'existence même et à la banalisation de la barbarie. De fait, Timbuktu fait suite à la lapidation en 2012, d'un couple de maliens amoureux mais non mariés ; lapidation qui avait laissé les médias indifférents... Dès le départ, la composition de cette musique constitue une deuxième voie au film : celle de la défense de la liberté. Elle brave les interdits, brise les limites imposées par les djihadistes et leur impose du même coup, une ironie manifeste en soulignant l'aspect résolument fou et vain de leurs prétentions totalitaires. Elle « apporte une deuxième ligne au discours, et dit ce qui n'est pas déjà dit en images » (lire l'interview du compositeur sur LES TEMPS CRITIQUES). Et ce message de liberté et de tolérance se veut un message universel.
En témoigne l'orchestration (voir 1ère partie). Celle-ci résulte d'une véritable volonté « d'utiliser la musique afin de plonger l'auditoire dans des environnements culturels, physiques, sociaux ou historiques particuliers. » Composer une musique strictement africaine aurait enfermé le film dans les limites culturelles et géographiques réductrices. Au lieu de cela, on trouve des instruments africains (musique ethnique, locaux) et un orchestre symphonique (musique lyrique, symphonique) ; le second prenant le relais du premier lorsque celui-ci est muselé autant qu'il signifie l'universalité de cette quête de liberté... Cette fusion entre les deux types d'orchestration est un dialogue fondé sur la dualité : celui entre une population tombée sous le joug des djihadistes et ceux du monde libre (sous sa tente, Kidane le touareg ne joue-t-il pas d'une guitare parfaitement occidentale, donc impie ?). Une dualité qui « renforce le message véhiculé par le film. »
Que retenir de cette musique ? L’essentiel, à savoir que la musique reste intrinsèquement Liberté.
par François Faucon
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