Cinezik : Les musiques se faisaient rares dans vos films, pourquoi le désir aujourd'hui de faire une comédie musicale ?
Bruno Dumont : Je ne suis pas très pour la musique d'accompagnement. Mais le film musical était pour moi l'occasion de faire de la musique le cœur de l'ouvrage, et une manière surtout de traiter de la poésie. La poésie est quand même le joyau de la littérature, il ne faut pas le faire sans rien, car cela devient difficile et obscur, quasiment abscon. Il suffit de regarder l'histoire de la musique pour se rendre compte que c'est elle qui est sans doute la mieux placée pour exprimer la poésie, dans la voix et le chant, c'est toute l'histoire de la musique chorale. Il suffit de lire les textes des cantates de Bach pour savoir que c'est assez pointu, la musique est là pour faire un travail d'expression et d'ornementation. Donc mon travail avec la musique était de trouver une musique contemporaine actuelle capable de retrouver les vertiges de Jeanne d'Arc. J'aime beaucoup l'utilisation de la musique comme moyen d'expression. On sait que le cinéma est très puissant, mais j'ai quand même des émotions en musique que je n'ai pas au cinéma. Notamment sur l'instant, la musique peut nous mettre en transe instantanément, le cinéma est plus rétrospectif. On parle rarement de la musique après, on la vit dans l'instant. Quand j'étais au concert d'Igorrr par exemple, l'ébranlement a lieu tout de suite, les gens sont saisis.
Alors pourquoi le choix de faire appel à la musique d'Igorrr ?
B.D : Je pense qu'il y a des équivalences entre la musique d'Igorrr, souvent paroxystique, qui monte assez haut, et le mouvement poétique des mystiques.
Igor : Ma musique est un mélange de plusieurs styles, il y a du métal, de la musique baroque, de la musique électronique, de la musique des Balkans, quelquefois de la musique indienne... c'est un mélange de beaucoup de genres, c'est un mix de toute la musique que j'aime, avec beaucoup de couleurs.
B.D : Igor mélange les genres, et moi je suis quelqu'un qui mélange aussi les genres du cinéma, le tragique et le comique. Je pense que la circulation des genres est quelque chose qui correspond bien à la polychromie de notre cœur. On est polychromique. On est né tragique et comique à la fois. Faire un film uniquement tragique, c'est faire un film intellectuel, c'est enlever quelque chose. Nous sommes profondément tragique ou comique donc il faut les deux.
I. : C'est là où on se retrouve avec Bruno, moi dans la musique et lui dans ses films il y a toujours le contraste des extrêmes.
Il s'agit de votre première musique pour le cinéma ?
I. : Je n'ai jamais vraiment travaillé dans la musique à l'image. Je m'étais jusqu'à présent concentré sur la musique elle-même. Je n'avais jamais vraiment fait l'expérience d'un long-métrage et d'un film comme "Jeannette". On m'a présenté le projet comme une comédie musicale. Pour moi c'était déjà mort car je n'aime pas les comédies musicales.
B.D : La comédie musicale, c'est normalement du playback. Catherine Deneuve dans "Peau d'âne" et dans "Les parapluies de Cherbourg", ce n'est pas sa voix, elle ne sait pas chanter. Donc l'idée de la comédie musicale, c'est mettre une autre voix. Moi, j'avais vraiment envie de faire du cinéma direct comme j'ai toujours fait. Le seul cinéaste qui a fait une comédie musicale en son direct, c'est Jean-Marie Straub dans les années 70 avec "Moïse et Aaron". C'est vraiment compliqué à tourner puisque la musique a une continuité et nous on découpe tout le temps, on a haché. C'était aussi une gageure de travailler comme ça.
I. : C'est très spécial car c'est du son direct, il n'y a pas de playback, il n'y a pas de retouche studio, tout dans le film est brut, donc les petites filles qui dansent et chantent le font en son brut sans retouche. J'ai dû composer une musique qui allait être ensuite utilisée sur le plateau, envoyée dans les oreillettes des petites filles pour qu'elles puissent chanter et danser. Toute la musique a été faite en amont. Le tournage est venu après.
Par rapport à vos propres albums, considérez-vous cette musique tout aussi personnelle ?
I. : Il fallait que la musique me plaise à moi, mais il fallait aussi qu'elle plaise à Bruno. C'était une contrainte. Il fallait qu'on puisse placer des textes, c'est aussi une contrainte, il fallait aussi que la tessiture des petites filles convienne, il fallait qu'elles puissent danser, il ne fallait pas que ce soit trop complexe pour elles. Il y a eu beaucoup de contraintes qui ont fait que si j'avais fait la musique pour moi-même, sans film, la musique n'aurait pas été pareil.
B.D : Igor a compris les limites qu'il avait avec les chanteuses. Peut-être qu'il espérait pouvoir faire des choses beaucoup plus évoluées dans le chant, je pense qu'il a compris très vite que les actrices le limitaient. Decouflé qui fait la chorégraphie a très vite compris aussi. Igor s'est ainsi adapté aux possibilités des chanteuses. Et parfois, il me demandait si on pouvait couper un morceau à un moment, parce que rythmiquement, si elle continue le texte, ça ne va pas. J'ai souvent dit "oui" et on a coupé, il n'y avait pas de problème. Il fallait aussi faire rentrer le texte dans la musique. Je comprends les contraintes musicales. C'était un échange. Je lui donnais des contraintes, et il m'en donnait d'autres. Les filles ont également composé des mélodies, il y a eu aussi ces contraintes-là. Les mélodies, ce n'étaient pas forcément sa tasse de thé à Igorrr.
Igorrr, pensez-vous poursuivre dans la musique de film ?
I. : Travailler avec d'autres réalisateurs, je ne sais pas si ça me tente. Pour Bruno j'ai accepté parce que c'est un réalisateur que j'aime beaucoup. Faire de la musique de film classique avec un violon quand c'est triste et un piano quand c'est beau, n'est pas quelque chose qui me parle. J'aime des choses nouvelles.
Bruno, après ce film, qu'avez-vous retenu du rôle d'une musique dans un film ?
B.D : Je pense que la musique est un contrepoint, il y a l'actrice et la musique qui apporte sa couleur à la fabrication d'un mélange. Ce sont des mélanges. Il y a un bel équilibre entre le cinéma, l'acteur, le dialogue, le plan, et la musique vient compléter. Elle apporte quelque chose qui n'est pas une redite comme dans la musique d'accompagnement. La musique fait ce que l'acteur ne peut pas faire ou ce que Charles Péguy ne peut pas faire. A un moment, il faut quitter Peguy, parce qu'on ne comprend plus ce qu'il dit. Il faut quitter l'intelligence pour passer à la sensation. La musique prend le relais. On cherche même plus à comprendre, on est dans le sensationnel.
Et le rôle de la musique de Igorrr est différent de celui de Guillaume Lekeu que vous aviez convoqué dans MA LOUTE...
B.D : C'est une musique originale, Guillaume Lekeu, c'était très bien, mais c'est un musicien de la fin du 19e. Là c'est vraiment une musique originale, ce qui est compliqué. C'était facile de prendre Guillaume Lekeu, ça m'a pris 2 minutes. Là, Igorrr m'a pris la tête pendant une année, ça n'a rien à voir, ce n'est pas le même travail, c'est une vraie collaboration. Ce n'est pas simple de trouver la musique nouvelle. Il fallait qu'elle soit pertinente par rapport au texte.
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