tom-medina2021050600,gatlif,mantoulet,Cannes 2021, - Interview B.O : Tony Gatlif et Delphine Mantoulet (TOM MEDINA), une musique hybride et cohérente Interview B.O : Tony Gatlif et Delphine Mantoulet (TOM MEDINA), une musique hybride et cohérente

tom-medina2021050600,gatlif,mantoulet,Cannes 2021, - Interview B.O : Tony Gatlif et Delphine Mantoulet (TOM MEDINA), une musique hybride et cohérente

Propos recueillis par Benoit Basirico - Publié le 02-08-2021




Pour ce western camarguais (présenté sur le Cinéma de la Plage à Cannes, sortie au cinéma le 4 août 2021), situé au milieu des taureaux et des chevaux, le cinéaste Tony Gatlif participe à une partition hybride mêlant les mélodies de Delphine Mantoulet, le chant d'amour de Manero, la guitare de Nicolas Reyes (chanteur du groupe musical français Gipsy Kings, né à Arles près du lieu de tournage), et le rock de Karoline Rose Sun (connue sous le nom de SUN), qui joue une maréchale ferrante dans le film. 

Cinezik : Tony, ce nouveau film explore dans votre cinéma un nouveau récit, un nouveau personnage, et surtout un nouveau territoire. Certaines géographies appellent une musique, que ce soit l'Espagne, le Maroc, la Roumanie, mais on n'associe pas forcément une musique à la Camargue...

Tony Gatlif : La Camargue, c'est d'abord pour moi un souvenir de mon enfance. Quand je suis arrivé d'Alger dans les années 60, je me suis retrouvé dans un foyer de jeunes délinquants, j'étais à la rue. Il y avait un directeur que j'aimais beaucoup, qui était comme un maître, le seul homme que j'ai pu écouter. Il avait une vraie parole. Et pour la musique, effectivement il n'y a pas une musique camarguaise. Ou alors le tambourin, le pipeau, le galoubet, qui sont dans le film d'ailleurs. J'ai voulu filmer la Camargue pour sa sauvagerie, celle de la nature. On m'a envoyé là-bas quand j'étais enfant vers l'âge de 14 ans pour apprendre la vie au contact des animaux. J'aimais les bêtes, les chevaux. Et j'aimais beaucoup la nature. Tout est sauvage en Camargue, même les hommes.

Il y a une partie du film très réaliste, presque documentaire, par exemple on peut apprendre comment nettoyer les sabots du cheval. Ce côté côtoie un univers musical marqué, notamment à travers le personnage de la chanteuse, interprété par Karoline Rose Sun.

T.G : Je l'ai choisie pour faire le rôle de la maréchal-ferrante, qui nettoie les chevaux, un rôle très important dans le film car elle est le contraire de Tom Medina, le personnage principal. C'est quelqu'un de fort, qui n'a peur de personne et qui joue de la musique rock métal. C'est tellement loin du flamenco et en même temps assez proche. Il y a la même énergie. Je l'ai rencontrée à Avignon par hasard quand j'ai commencé le tournage et que je faisais le casting. Je cherchais quelqu'un de pas commun. Elle m'a été recommandée. Ça devait se faire très vite, je devais partir en tournage. Tout de suite j'ai vu que c'était mon personnage. Je ne l'avais vu ni jouer ni sa musique, j'ai pris un risque.

Dans le film, il y a la rencontre entre son univers et le vôtre. Vous avez d'ailleurs écrit une partie musicale de ce qu'elle interprète. Il y a l'idée d'amener cette chanteuse dans votre univers...

T.G : Exactement, elle chante l'histoire du film. Elle parle d'un jeune homme qui a de la peine, et elle dit "si tu as de la peine cours, pleure si tu as de la peine, ne retiens pas les larmes", c'est ça la musique ! C'est le rôle principal joué par David Murgia. Dès qu'il arrive dans le foyer, dans ce centre, on sent qu'il a de la peine, mais qu'il cache.

La musique est hybride. Il n'y a pas forcément d'origines musicales identifiées, un peu comme le personnage dont on ignore jusqu'à la fin du film d'où il vient. Il refuse de dire quelles sont ses origines. Et la musique dessine une géographie multiple pour correspondre à ce personnage...

T.G : La musique le dit un tout petit peu d'où il vient, mais lui ne le veut pas.

Delphine Mantoulet : Tony a écrit toutes les paroles des chansons, et elles racontent l'histoire du film.

T.G : C'est la musique qui raconte l'histoire. Lui ne veut pas le raconter. Le personnage féminin dont il est un peu amoureux lui demande d'où il vient et il ne répond pas. Mais le cinéma fait que c'est comme s'il répond avec un champ contre champs, ça se passe dans les regards. Il y a un dialogue muet et en ne répondant pas, il y a toute l'Afrique, tout l'Orient, tous les gens qui traversent les mers et qui fuient leur pays qui sont convoqués. C'est quelqu'un qui est en guerre contre son destin.

Pour la romance, à deux reprises les chansons remplacent le dialogue de ce couple qui ne veut pas exprimer leur amour, il y a un côté comédie musicale où les chansons remplacent les paroles...

T.G : C'est plus fort que la comédie musicale, ce sont d'abord des dialogues que j'ai écrits, et dans un premier temps je voulais les faire dire aux acteurs, mais ils ont refusé de le dire. Les deux. Elle n'avait jamais fait de cinéma avant (Suzanne Aubert), c'est son premier film. Ils ont refusé de dire mes dialogues. Ils ne le sentaient pas dans leur bouche. Ils le trouvaient trop direct. Je leur ai donc proposé de parler mais muets, de parler sans rien dire, dans les yeux et dans le cœur. J'ai fait toute une scène comme ça où il parle mais ne dit rien. Puis après, le Covid est arrivé, j'étais désespéré par cette chose qui nous arrive et qui est incompréhensible. J'avais peur pour l'existence de l'humanité. Je me disais qu'on assistait peut-être à la disparition des humains. On ne savait pas. J'étais confiné à Arles, enfermé comme tout le monde. Personne dans la rue. Et donc pendant ce confinement, je réfléchissais à mon dialogue et j'ai écrit la chanson qu'on entend à ce moment-là.

Sur cette chanson ("Una Noce de Verano"), vous avez écrit les paroles et c'est Delphine qui a fait la musique ?

D.M : On travaille ensemble sur les thèmes, et là c'est Manero qui chante. Donc Tony a donné les paroles à Manero. C'est une voix incroyable. Il avait plutôt l'habitude de chanter ses chansons, qu'il connaissait par cœur, là il y avait du travail pour qu'il puisse interpréter les paroles de Tony, c'est une chanson de confinement et d'amour.

T.G : Pendant tout le temps que j'étais enfermé, je ne voyais personne, j'avais énormément de compassion pour l'humanité. Pour la première fois. C'est comme la compassion pour un peuple en danger, qui allait me manquer. Les hôpitaux se remplissaient de gens et on ne pouvait pas aller voir les malades qui allaient mourir.

L'actualité transparaît dans le film...

T.G : Oui, et surtout j'avais besoin d'amour. Et ce besoin je l'ai mis dans la chanson que Manero interprète. Cette chanson d'amour, elle est géniale. Elle veut dire "donne-moi une nuit de plus. Une journée de plus. Donne-moi un peu plus d'air que je respire." C'est donc quelque chose qui répondait à ce qu'on était en train de vivre.

En plus de la pop de Karoline Rose Sun, de la chanson d'amour interprétée par Manero, il y a aussi la guitare de Nicolas Reyes, membre des Gipsy Kings, né à Arles...

T.G : Oui, c'est un vrai gitan de la grande époque, l'un des fondateurs de Gipsy Kings, mais maintenant ils sont séparés. Quand on lui parle de Arles, c'est sa ville. Il fait des cadeaux à sa ville en chantant. Sa musique est entre la rumba et le flamenco du Sud.

À travers lui, il y a une forme d'authenticité liée à la Camargue...

T.G : En effet, c'est une authenticité extraordinaire. Cette musique a fait le tour du monde.

D.M : Tu as rencontré Nicolas à Arles au milieu du confinement, Nicolas avait arrêté tous ses concerts.

T.G : Il était déprimé, je lui ai demandé si ça allait, il me dit que non, il broie du noir, il a une centaine de dates qui devaient se faire et qui ont été annulées, dans le monde entier. Et je lui parle à ce moment-là de mon film et du projet d'écrire sur le Covid. Et c'est devenu la chanson du film, qui s'appelle "Mascara" (ça veut dire "Masque").

Les musiques du film sont à la fois en écho avec la situation du pays tout en répondant aux enjeux narratifs du personnage. Dans la première partie du film, la musique représente la relation implicite qui se joue entre Tom Médina et les taureaux, par le regard...

T.G : La musique représente la force. En Camargue il y a une force incroyable, que même les camarguais ne savent pas. Toute cette force tellurique, toute cette eau, c'est une force magique que l'on ne voit pas.

D.M : Le monde de l'invisible est très présent, et on le représente avec le saxophone et la flûte, on a fait tout un souffle autour de l'invisible, une force en même temps qu'une menace. Il y a un rapport assez antagoniste entre les éléments.

D'ailleurs, pourquoi le choix de la flûte traversière ?

T.G : C'est le souffle, le vent. Et il y a aussi la mélodie.

La nature existe beaucoup au son. Et Delphine, vous avez écrit un thème qui s'appelle "le thème de la nature"...

D.M : On a enregistré pendant les repérages des sons de beuglements de taureaux, comme des brames, c'est super beau et impressionnant. On l'a mixé avec les instruments, comme le Derbouka, de manière rythmique pour donner une forme de transe, et des voix provençales qui racontent l'histoire du pays, comme des incantations. On a ajouté du pipeau et du galoubet.

T.G : Ce n'est pas un hasard d'avoir ajouté ces voix provençales, à côté des beuglements de taureaux qui sont là depuis des siècles. Leur souffle est extraordinaire, qu'on dirait provenir du fond de la terre. C'est antique. Et ça fait écho avec le personnage de Tom Médina qui a perdu sa langue maternelle depuis les années qu'il est parti de chez lui. Et à travers ce morceau on ressort une langue très vieille, qui a été interdite par l'État, forcé d'être oubliée. Et qu'on a ressortie en relation avec le personnage qui a oublié la sienne. La force du provençal est magnifique. On dirait de l'italien et de l'espagnol, il y a tout dedans. C'est une belle langue. Elle est comme une musique.

D.M : C'est la langue des troubadours qui allaient de village en village pour faire la fête.

Il y a le mélange des styles musicaux et un mélange des langues. Delphine, vous avez une partie de votre parcours lié à l'écriture savante. Avec Tony, vous dynamitez totalement cet apprentissage ?

D.M : Avec Tony, il faut que j'aille chercher dans des domaines que je ne connais pas, donc c'est absolument génial. Je commence à partir de thèmes assez classiques, et il faut ensuite que j'invente quelque chose d'autre, pour surprendre, pour que ça casse et que ça révèle à partir de cette cassure d'autres harmonies, d'autres déclinaisons mélodiques. Tony explore toujours des chemins que l'on ne connaît pas. On ne connaît jamais la destination. On se laisse guider par un nouveau langage de création. Je pars du piano, et ensuite on réenregistre avec les musiciens tziganes.

T.G : Les routes aimées sont celles qui n'ont pas de destination.

D.M : C'est René Char qui dit ça.

T.G : La musique, c'est tellement beau quand on rentre en studio, qu'on commence à répéter. Quand un musicien chope un thème, il ne le lâche plus, mais il ne doit pas le faire. Il faut apprendre à le lâcher. Et faire autre chose. Toutes les musiques sont des thèmes qui se répètent. Le musicien est vampirisé par ces thèmes. Je le dis à Delphine, "oublie la musique, fait des fausses notes".

C'est accepter le côté impur de la musique...

T.G : Voilà, c'est exactement ça. Tu prends une prière et tu la démolis. On peut démolir une prière. La musique, pour qu'elle soit belle, c'est comme la peinture, comme Van Gogh qui démolissait ses toiles, ou Apollinaire qui a démoli la poésie.

Et d'ailleurs, concernant la musique de film, très souvent la musique va "démolir" le film, dans le sens où elle va donner un sens qui n'est pas forcément celui de la scène à l'origine. Il y a une manière par la musique de transformer le film. Et Tony, vous acceptez de renouveler votre idée du film au moment de l'étape musicale ?

T.G : Tout le temps, je ne peux pas me répéter. Je ne peux pas faire toujours le même film.

Ce qui est fort dans votre cinéma, c'est que malgré le côté sauvage, le fait de sortir des cases, il y a toujours une structure, une unité, une cohérence...

T.G : On ne peut pas sortir de la cohérence, une belle musique est obligée d'être cohérente. Même si elle est sauvage, cassée. On garde la cohérence. On ne fait jamais n'importe quoi. Et pour un film c'est pareil. Très souvent je casse le scénario, mais je garde toujours la cohérence.

D.M : Il y a une résonance permanente entre les images, le son, et le rythme du film. On vit les bouleversements intérieurs du personnage.

Tout est possible à partir du moment où toutes ces musiques sont au service du personnage ?

D.M : Oui c'est ça. Avec le paso doble au début, joué à la guitare électrique avec Karoline qui chante le rock de l'ouverture, ça se marie avec le côté flamenco, tout se répond, tout marche dans une sorte de tourbillon.

 

Propos recueillis par Benoit Basirico

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