Propos recueillis à Cannes par Benoit Basirico
- Publié le 26-05-2022Cinezik : Comment vous êtes-vous retrouvée sur ce film ukrainien ?
Laetitia Pansanel-Garric : Je connaissais Laura Briand, la productrice, parce que j'ai composé la musique d’une vingtaine de films avec elle, ainsi que la série “A Pleines Dents!” qu'elle a produite avec Gérard Depardieu pour Arte, la série “Les secrets des fleurs sauvages” (2018), des documentaires et des courts métrages. Et il y a deux ans, je lui ai dit que j'aimerais faire autre chose en lui demandais si elle avait un projet de fiction pour lequel le réalisateur n'aurait pas trouvé chaussure à son pied au niveau du compositeur. Quelque temps ont suivi, je l'ai relancé et elle me propose de rencontrer un réalisateur pour un film ukrainien dont elle avait le pouvoir de décision sur la post production. Elle me prévient malgré tout qu'il ne veut pas de musique. De mon côté, je me persuade qu'il faut de la musique dans le film, notamment pour le générique de fin. Je tente d'organiser un rendez-vous commun avec les quatre productions internationales, c'est comme ça que la rencontre a eu lieu. La collaboration a donc fonctionné, mais n'a pas été facile parce qu'il n'avait pas forcément confiance en moi, il ne me connaissait pas. On a dû apprendre à se connaître.
C'est à la fois apprendre à se connaître, mais aussi apprendre à déterminer quelle sera la nécessité de cette musique puisque le réalisateur, Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk, n'en voulait pas au départ. Comment a été déterminé ce rôle ?
L.P : Dmytro sait exactement ce qu'il veut, il ne transige avec rien. Et le rôle a toujours été clair, il n'en voulait vraiment pas. Malgré tout, il en avait besoin dans sa scène finale, fondamentale, un grand crescendo dramatique avec des musiciens qui jouaient au loin à l’image. Donc il m'a demandé de m'inspirer de ce que j'entendais dans ses ruches pour soutenir cet élan. C'était vraiment un besoin intradiégétique, mais tel que c'est traité c'est devenu une musique extradiégétique car elle n'est plus réaliste. Puis ensuite il m'a dit qu’il avait besoin aussi de 2 ou 3 musiques, comme pour la scène qui se passe dans la maison des enfants, une sorte de chapelle décorée. Là-dessus, il y a un petit accompagnement de Celesta. Il y a eu un très gros travail pour moi de recherche de timbres. Il était question d'enregistrer des percussions, qui pour le réalisateur avait une répercussion symbolique. On s'inspirait d'un rituel qui s'appelle “La Fête de l'ours” en Roumanie, où on entend cette grande procession de percussions. C’est comme un cri d'effroi. J'ai enregistré beaucoup de pistes de percussions pour obtenir ce son extrêmement authentique. Le terme “authentique” venait à chaque phrase dans la bouche de Dmytro. Il s'agissait d'être authentique et de correspondre à son film.
Cette scène de carnaval achève tout un parcours, clôt un film musclé, en tension permanente, donc la musique devait jouer à la fois avec ce côté tendu - et la musique percussive du carnaval en est l'aboutissement - et à la fois avec la relation très émouvante entre un père et son fils. De quelle manière vous l'avez l'illustrée ? Le timbre du Célesta renvoie à l’enfance et peut évoquer cette relation d’un père et son enfant.
L.P : Ça peut le rappeler effectivement au premier degré. Mais au second degré, on recherchait une mélodie qui soit ironique, qui rappelle aussi le fait que cette maison appartient au méchant parrain de la pègre du coin, qui sous ses allures candides et presque inoffensives est un loup qui se cache dans la bergerie. On voit bien d'ailleurs les enfants qui viennent courir au milieu des agneaux, c'est comme une crèche qui devient le repère du diable. La musique joue ce contrepoint. Elle représente la tendresse et rappelle les ballets féeriques, mais en sous texte, c'est le diable qui se cache.
Et de quelle manière vous avez été inspirée par l'image magnifique, la composition des plans, souvent en plan-séquences ?
L.P : C’est effectivement un film extrêmement visuel, et j'ai l'humilité de dire que cette beauté visuelle n’avait pas forcément besoin de musique. J’ai simplement cherché à exprimer dans la scène finale la dimension rythmique, où on entend l'Ukraine, toutes ces couleurs que j'ai pu ressentir. Et dans le générique de fin, on a vraiment toute cette puissance. La plupart du temps, l'image se suffit à elle-même.
La musique nous met dans un état d'immersion. Elle contribue à une sensation physique. Cela est favorisé par la longueur de cette musique finale. Vous n'avez pas composé des petits bouts...
L.P : C’est la préparation à un climax final, comme la révélation du drame. Elle intervient dans un immense crescendo de près de sept minutes. La musique soutient ce crescendo narratif, mais celui-ci est d’abord transmis par l'image et par l'écriture. Le fil rouge de ce film est ce rituel de la danse initiatique de l'ours, symbole du passage de l'homme à l'âge adulte.
Avec ce carnaval, on peut penser au carnaval de Rio, la musique a quelque chose qui est proche de la Batucada brésilienne.
L.P : Peut être, on pourrait faire un parallèle avec toutes les musiques folkloriques qui emploient des percussions, dans le but de rassembler un village autour d'une procession, d'une danse. Les percussions sont de tout temps l'accompagnement de l'homme. Si on regarde tous les rituels des pays de l'Est, il y a souvent de grandes processions en costumes. Les influences se croisent avec les Égyptiens qui ont traversé l'Europe et qui ont emmené leurs traditions musicales. Toutes ces influences se croisent.
Cette collaboration avec le réalisateur s'est faite à distance ou êtes-vous partie en Ukraine ?
L.P : Non à distance. La guerre a été déclarée quand on était en post prod. On a terminé le film en se faisant des commentaires audio sur WhatsApp, il était dans des situations très compliquées, caché dans le métro avec sa compagne, ce qui a pu nouer des liens très forts. Le travail de la musique paraît très futile dans le contexte, de demander des retours, mais il a tenu et il n'a jamais transigé sur ses choix. Il a toujours voulu tout maîtriser jusqu'au bout, l'image, le rythme, le montage et la musique.
On pense évidemment à la guerre en Ukraine, est-ce que toute l'équipe du film se porte bien aujourd'hui ?
L.P : A ma connaissance, oui. Mais ils ont tous vécu des choses extrêmement difficiles. La productrice Sasha Kostina est allée dans un hôpital néonatal auprès des bébés qui n'avaient pas de parents. Elle aurait pu fuir, mais elle s'est engagée. Ils se sont tous engagés dans l'aide humanitaire dans leur pays, c'était naturel pour eux. Et pour la musique il était important de respecter les idiomes culturels des musiciens. On entend partout dans la BO une grande corne de quatre mètres en bois, qui est leur symbole. On a fait des recherches de musiciens à distance. Ils m'ont envoyé leurs petits sons. Je suis corniste moi-même donc j'ai eu une expérience, donc j'aurais pu sortir des sons, mais c'est un instrument qui se joue dans les montagnes, qui permet de communiquer d'une montagne à une autre. Il a une portée symbolique. Il était important que ce soit fait en Ukraine. On a trouvé l’instrumentiste au dernier moment. Il a enregistré dans son studio.
Et face à ces événements, pour une compositrice, la puissance de la musique pour émouvoir, pour porter des messages, pour éveiller les consciences, est-ce une chose consciente chez vous dans votre travail ?
L.P : Oui, complètement. J'étais très touchée, embarquée dans leur engagement par rapport à leur culture. Ils sont intègres. Il s'agissait de respecter ça. Quand les Russes sont entrés dans le pays, j'étais tellement touchée que j'ai voulu retranscrire cette émotion. Dans la dernière minute du générique de fin, je fais monter un grand crescendo de caisse claire. Je suis imprégnée par ce que je ressens quand je compose, et je n'ai pas lutter du tout contre ce que j'ai ressenti.
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