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Le compositeur de musique de film compose dans les deux sens du terme: il doit savoir écrire la musique, ainsi que jouer avec un certain nombre de contraintes liées au film. Certains musiciens s’accommodent de ces limitations sans les vivre comme une entrave à leur liberté et acceptent cet espace d’expression moins inconditionnellement personnel, tandis que d’autres considèrent avant tout le cinéma comme un terrain de jeu pour le développement de leur propre musique. Aussi, certains compositeurs se consacrant exclusivement à l’image acceptent sans la moindre frustration l’idée que ce support a façonné leur musique puisqu’il constitue à leur sens le coeur de leur identité musicale.
La musique de film est de fait un travail de commande. Mais cette activité n’est pas née avec le cinéma. Avant lui, il y a eu l’opéra (avec son livret), le ballet (avec son chorégraphe) et même la musique liturgique (pour l’église). Les compositeurs de l’époque classique reconnus aujourd’hui comme majeurs se sont en leur temps conformés à des règles, ce qui n’enlève rien à la puissance de leur musique. Comme le signale Jean-Claude Petit: «Même au temps de Bach, il y avait des contraintes avec l’église, puis avec le prince, nous c’est avec l’industrie. Il faut faire avec ».
Pour Pierre Jansen, qui vient de la musique savante, la contrainte la plus difficile est celle de la durée. Lorsque les interventions musicales sont trop courtes, elles peuvent s’avérer frustrantes pour un habitué de la page blanche. «Pour composer de la musique de film, il faut savoir manier un métronome pour la mesure et un chronomètre pour le minutage. La chose la plus terrible, c’est quand la durée d’une musique est modifiée. On fait une musique qui dure 37” puis à cause d’un changement de montage elle ne dure plus que 29”. Quand la musique est déjà composée, c’est un problème insupportable ». Pierre Jansen déplorait ces contraintes propres au cinéma. C’est pour ne plus être soumis à ces limitations qu’il a abandonné la musique de film dans les années 80 pour se consacrer exclusivement à la composition de musiques savantes (sonates, symphonies, concertos, musiques de chambre). Cela dépend toutefois des réalisateurs. Pierre Jansen, malgré sa virulence, avouait se sentir libre stylistiquement avec Claude Chabrol: «Avec lui, je pouvais écrire la musique que je voulais écrire, ce qui n’est pas toujours le cas en musique de film».
Certains cinéastes rejettent eux-même ces limitations musicales et cherchent la singularité d’une oeuvre entière. C’est le cas du chilien Raoul Ruiz auprès duquel le compositeur Jorge Arriagada pouvait écrire de véritables pièces savantes: «Avec Ruiz, je ne fais pas une musique de film, je fais une musique. Il ne me demandait jamais de musique de film, il en avait horreur». La même chose se produisait avec le tandem formé par les grecs Théo Angelopoulos et Eleni Karaindrou, donnant lieu à des films où la musique pouvait se déployer, loin des durées imposées: «Théo ne voulait pas une musique mesurée au chronomètre, il aimait les grands thèmes. Souvent, il tournait le film avec ces thèmes-là. C’était génial. J’avais la possibilité de créer un univers parallèlement avec lui». Les exemples de réalisateurs ouverts aux créations musicales personnelles ne manquent pas (Sergio Leone avec Ennio Morricone, Zbigniew Preisner avec Kieślowski), mais ne font oublier la nature utilitaire de la majorité des musiques au cinéma.
Pour certains, la musique de film est une oeuvre fonctionnelle, qui remplirait un rôle bien précis: aussi bien soutenir une émotion que rythmer une scène. Dans cet attribut, la musique devrait être la plus transparente possible et, toujours justifiée par l’image, ne devrait pas capter l’attention. Effectivement, alors qu’un public de concert se déplace dans le but de voir et entendre le musicien exprimer sa musique personnelle, le spectateur de cinéma se rend dans une salle pour le film lui-même avant tout. La musique au cinéma ne serait donc qu’accessoire ? Elle n’est en tout cas pas conçue pour être consciemment écoutée.
Bien que la musique de film ne soit pas considérée par tous comme un art noble, elle a pu engendrer des partitions exceptionnelles grâce à la persévérance de compositeurs qui n’ont pas voulu négliger leur art. Les musiciens n’opérant pas de distinction entre leur musique personnelle et celle de commande peuvent être également fiers de l’une comme de l’autre. La musique de film n’est pas une musique au rabais. Elle débute par une exigence vis à vis du projet. Par exemple, Ludovico Einaudi indique qu’il choisit toujours les films qui respectent sa vision musicale. Il s’agit alors de trouver un juste équilibre entre la commande et son intégrité. Jérôme Lemonnier reconnaît l’exercice de style, tout en affirmant que « ce n’est pas non plus un effort, l’idée n’est pas de se masquer et d’être autre que soi». Cette idée de ne pas faire de distinction entre sa musique et celle du film est partagée par Gabriel Yared qui ne conçoit pas d’avoir deux types de musique, l’une pour le cinéma, et l’autre qui serait mieux considérée : «Ce que j’ai donné au cinéma, c’est ce que que je sais faire de mieux !». Bruno Coulais: «On est un peu schizophrène au cinéma: on est au service d’un film, et en même temps on doit écrire sa propre musique, en être un peu fier quand même».
Extrait de cet ouvrage :
LA MUSIQUE DE FILM, COMPOSITEURS ET RÉALISATEURS AU TRAVAIL
(Benoit Basirico, Hémisphères Editions)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Le Royaume, de Julien Colonna)
Interview B.O : Audrey Ismaël (Diamant brut, de Agathe Riedinger)